- Alexandra Liri
- 2 février 2015
- Alain Fleischer, Eugène Leroy, peinture
« Eugène Leroy, la voie royale de la peinture » de Alain Fleischer, production Le Fresnoy et le Musée des beaux-arts de Tourcoing (MUba), 120 minutes, France, 2010.
« Eugène Leroy, la voie royale de la peinture » de Alain Fleischer, production Le Fresnoy et le Musée des beaux-arts de Tourcoing (MUba), 120 minutes, France, 2010.
« Si on peint une femme, la femme disparaît et c’est le tableau qui apparaît. Chez Leroy, il y a une bataille pour faire coexister une femme et une peinture » (Bernard Marcadé, historien de l’art). En cinéaste, Alain Fleischer choisit cet entre-deux de la représentation en peinture, cette zone de l’indécidable, pour donner à voir le monde d’Eugène Leroy. Une monographie filmée magistrale.
Nous sommes en 2010, dans l’atelier du peintre feu Eugène Leroy. Une certaine animation règne autour des œuvres en partance pour un nouveau lieu de vie, le musée des Beaux-Arts de Tourcoing. Membres de la famille et professionnels s’activent pour choisir les œuvres et les préparer au transport. Les uns ont des gants blancs, les autres oeuvrent à mains nues. Un détail qui en dit déjà long sur l’œuvre et sur l’artiste, et qui marque la ligne de faille sur laquelle Alain Fleischer construit le film qui va suivre. De l’œuvre promise aux cimaises d’un musée aux tableaux manipulés sans ménagement, empilés grossièrement, la caméra pose d’emblée la problématique Eugène Leroy : comment l’homme singulier rencontre le peintre reconnu par l’institution ? Comment qualifier cette peinture, à l’écart des chapelles artistiques de la seconde moitié du XXè siècle ? Pour explorer ces énigmes, Alain Fleischer nous invite à rencontrer le peintre soi-même et tous ceux qui par un attachement particulier, à l’œuvre et à l’homme, peuvent dans l’intimité témoigner de la singularité de l’artiste.
Une voix off commence par poser quelques repères biographiques et indiquer les circonstances du tournage du film, à savoir la donation de plus 350 pièces au MUba (Musée des Beaux-Arts de Tourcoing) par les fils Leroy, Eugène Jean et Jean-Jacques. On apprend que le jeune Leroy né dans le nord de la France est orphelin de père très jeune et issu d’un milieu modeste. Il découvre la peinture par le truchement des reprographies, dont celles de Rembrandt constitueront une rencontre décisive avec la peinture. Pour au moins un bon quart du film, la voix off s’efface au profit d’un florilège de témoignages qui jalonnent les images d’interviews, actuels et passés. La série commence par Eugène Leroy lui-même, installé dans sa maison-atelier de Wasquehal, théâtre presqu’exclusif du film, à l’exception des lieux d’exposition. Puisqu’on est dans l’atelier, commençons par parler de la magie du lieu, du moment crucial de la journée où la lumière des deux verrières latérales saisit le corps du tableau. Mais le sujet à peine amorcé par Eugène Jean, le fils, voilà que Fleischer nous entraine ailleurs, vers l’avis des experts : Bernard Marcadé avec le sujet enfoui dans la peinture, et Eric de Chassey sur la présence, la trace que la matière et le temps impriment dans le tableau. A leur tour, ces propos sur la démarche picturale s’évaporent, au profit du commentaire de Marina, la compagne du peintre, sur les lectures de jeunesse de l’artiste. Le spectateur est de nouveau ramené à l’influence de Rembrandt. On cerne alors l’intention du cinéaste qui agence et distille de façon subtile les éléments fondateurs de l’héritage artistique laissé par Leroy aujourd’hui. Parmi les grands thèmes et les petites histoires, l’admiration du peintre pour Mondrian et Rothko reviendra, de même que la métaphore du ferronnier occupé toute sa vie à courber un soc de charrue (dixit Leroy), ou encore la « respiration lumineuse » de la peinture à l’huile définie par l’écrivain Daniel Doebbels. Dans une fluidité permanente, Fleischer tisse un écheveau de sujets et d’anecdotes pour finir par former un immense motif, le portrait du peintre.
En matière de film sur l’art, on se situe donc dans le film-entretien. Le choix du dispositif génère une mosaïque de points de vue que Fleischer agence astucieusement. Si les voix se font écho les unes les autres, elles n’entrainent ni l’ennui de l’analyse, ni la dissonance digressive. On savoure ainsi le temps de la parole autant que celui des images. Le propos éclaté sur la durée du film par nombre de va-et-vient sur des sujets aussi divers que la lumière en peinture, la femme dans l’œuvre de Leroy ou encore l’élaboration d’une exposition, offre au spectateur une vraie leçon (au sens positif du terme) de peinture. Livrées par de grands connaisseurs de la peinture en général, et de l’œuvre de Leroy en particulier, les réflexions des historiens et critiques Jan Hoet, Bernard Marcadé et Denis Zacharopoulos forment de véritables condensés d’histoire de l’art, de la technique picturale et à sa mise en perspective symbolique. Le point de vue de Fleischer est donc celui d’un amateur éclairé qui dans une exigence de contenu explore le potentiel de l’œuvre d’Eugène Leroy et en justifie l’importance dans la peinture française du XXè siècle. Mais du commentaire d’analyse, la parole glisse aisément vers un registre plus intime où les voix prennent des accents poétiques comme c’est le cas avec les belles apparitions de Daniel Goebbels évoquant par exemple « la disparition de la figure dans le tableau qui vient comme dépérir au contact d’un état diaphane (…) un état de prière insigne ». Enfin, le franc-parler et la dérision des propos de Marina Bourdoncle s’installent comme un contre-point sonore. En tant que modèle puis compagne du peintre, elle prend à bras le corps la réalité du souvenir, et par le mime fait revivre le bonhomme aux prises avec ses pinceaux, évoque avec humour leur différence d’âge (« cinquante ans et cinquante kilos en plus ! ») et relate avec tendresse le peintre au musée retouchant avec son mouchoir sa toile encore fraîche.
Aux différents statuts de la parole viennent s’ajouter ceux de l’image. Ce n’est pas toujours Alain Fleischer qui filme, et à chaque séquence empruntée, une voix off en précise le nom de l’auteur, les circonstances et l’année de tournage. Voici une bonne façon de se décharger de certaines responsabilités filmiques, et de cette manière de révéler l’impasse de certains partis pris de mise en scène. Je pense ici aux images d’archives filmées par un étudiant dans les années 90 où l’intervieweur converse avec l’artiste en plein travail. Dans les seules scènes où l’artiste est filmé dans son activité, l’hypothèse du film dit processuel est mis en échec. Une raison formelle explique ce constat : le sujet, l’artiste au travail, est d’emblée filmé avec trop de distance. Si on peut distinguer donc vaguement la dynamique d’une gestuelle, le dispositif rudimentaire du tableau posé debout à même le sol, la façon de tambouriner le pinceau sur la toile ne nous informe pas davantage sur la peinture de l’artiste. Cette séquence demeure une archive aux évocations factuelles (qui a toute son importance en tant que telle), mais dont la vocation du film sur l’art processuel échoue de manière irrévocable dans la volonté de fournir une clé d’accès à l’œuvre.
Dans une toute autre perspective, le réalisateur fait usage des films amateurs de Marina afin de traiter de sujets plus délicats. Il s’agit des images d’atelier où Marina, sa sœur et la mère des deux jeunes femmes posent nues pour le peintre. La situation peut paraître pour le moins surprenante, voire choquante pour certains, alors qu’elle s’éloigne de toute provocation grâce au point de vue qui est celui d’un des acteurs de la scène. Témoin privilégié, Marina, filmeur et filmée, offre au spectateur un immense cadeau dont Fleischer se fait à sa manière le messager. On voit en effet ces trois femmes rirent d’elles-mêmes, et le peintre entraîné dans ce même esprit de bonne humeur et de dérision. Ces scènes fugaces font naître à mon sens beaucoup plus d’énigmes, de questionnement sur le travail du peintre. J’y décèle, par exemple, la lente maturation des corps de femme qui sourdent des épaisseurs de peinture des tableaux de Leroy. Le féminin rond et généreux qu’il adulait par le passé, de Valentine sa femme à celle de la mère de Marina, jouxte les corps plus androgynes qu’il affectionne davantage à la fin de sa vie. La subtilité d’Alain Fleischer est de montrer une scène d’atelier comme une scène de vie et non comme une preuve par l’image de la « méthode artistique ». Les trois corps filmés en clair obscur, cadrés des pieds jusqu’à la taille donnent à voir au spectateur la promesse d’un tableau. Proportionné au mystère dans lequel nous plonge chacune des oeuvres, le film de Marina intrigue autant qu’il stimule notre curiosité de par sa forme et la place qu’il occupe dans le montage du documentaire.
A la fin du film, le réalisateur reprend la caméra, comme on reprend la main, pour conclure sur la consécration de l’artiste à l’inauguration de l’exposition au MUba de Tourcoing. Une formule de commande pourrait-on objecter, mais le discours de Jan Hoet, le commissaire, atteint une telle émotion qu’on ne saurait en tenir rigueur au filmeur. Bien au contraire.