- Isabelle de Visscher-Lemaître
- 22 novembre 2010
- John Cage, performance, Robert Rauschenberg
A propos des 9 evenings et des dix films réalisés par Barbro Schultz Lundestam (2009) à partir des dix performances d’artistes qui se sont déroulées à NY avec la collaboration des Bell Telephone Laboratories en octobre 1966.
Je voudrais simplement réagir par quelques notes, remarques ou questions après avoir vu trois de ces films (samedi 20 novembre à la Cinémathèque française) : ceux sur la performance de Yvonne Rainer, Carriage Discreteness, d’Alex Hay, Grass Fields et d’Oyvind Fahlstrôm, Kisses Sweeter Than Wine. D’abord, de façon générale, la réalisatrice Barbro Schultz-Lundestam a pris le parti formidable de faire se succéder la retransmission des documents d’archives (retrouvés et complétés par différentes sources), puis un documentaire tourné et monté par elle. Il est donc rendu compte de l’œuvre originale avec un maximum de justesse. L’apport de commentaires par les artistes eux-mêmes ou par Billy Klüver à l’origine de cette initiative, par des techniciens des Bell Laboratories, Per Biorn en particulier, par Robert Rauschenberg qui s’était énormément investi dans ce programme (en tant que performeur et pas seulement) et d’autres proches des événements nous éclaire amplement sur ce qui s’est mis en place, les idées des artistes, l’impact de l’expérience en temps réel et a posteriori. Sans nul doute, c’est une très belle documentation et remarquable réalisation qui contribuera à donner tout son poids historique aux dites neuf soirées – qui attira les foules à NY même si les performances en soi étaient assez bricolées et certaines, des plus hasardeuses. Ce que Brian O’Doherty résume par ces mots : « The major scandal, triumph, vision or nightmare of the season were the events – planned and unplanned – that took place from October 13 to 23 at the 25th Street Armory on Third Avenue ».
Une foule de gens vit ces performances, du beau monde de la bourgeoisie new yorkaise ainsi que de nombreux artistes. « Il faut dire que l’événement avait été annoncé dans le New York Times, ce qui ne faisait qu’ajouter à la pression », fait remarquer Steve Paxton. « On se sentait le devoir de répondre à une attente, de donner de quoi satisfaire le public, tout cela en adéquation avec la tendance minimaliste qui était la nôtre. Il y avait une très grande tension dans la salle », ajoute Alex Hay qui note au sujet de sa performance avoir été effrayé comme jamais il ne l’avait été. Il faut dire qu’on le voit en deuxième partie de son intervention, assis couvert de micro capteurs sur le dos et sur le crâne. Ceux-ci retransmettaient le son de son corps à haut décibel et qui plus est, son image était projetée sur un écran de 6 mètres de haut, ce qui augmentait l’étrangeté de la situation, comme si on entrait de plain-pied dans une dimension propre à la science-fiction. À propos de Grass Fields toujours, je retiens qu’il y a intervention de Steve Paxton et de Robert Rauschenberg (dont Alex Hay était un assistant à l’époque). Après avoir déposé au sol soixante quatre tissus teints par lui en couleur peau (et numérotés de 1 à 64), Hay s’assied donc dans sa position « connectée » aux micros tandis que les deux autres ramassent les tissus (ou toiles sans châssis ni peinture) au moyen d’une longue perche pour les accumuler en deux tas. Loisir à chacun de considérer qu’ils étaient simplement déplacés et rassemblés ou placés là à l’état de rebut et jetés. Ce que je note, c’est que nous assistons à une action mise au point par un artiste qui vient du monde de la danse – même s’il revendique la qualité de « performeur » et non de danseur – et qu’il crée une situation qui fait se déplacer le corps d’abord mais qui inclut aussi des toiles. Ou pourrait-on dire, des tableaux à l’état de peau certes, qualité qu’ils adoptent assurément avec le poids et la difficulté de malléabilité qui se manifeste dans leur transport par long bâton interposé (au point qu’on croirait avoir affaire à du latex). Mais tout de même éminemment picturaux. C’est dire le grand mixte entre les disciplines et par ailleurs, l’apport (direct ou indirect) des contributeurs dont Robert Rauschenberg nommément occupé à ses Combine depuis 10 ans – et ses White Painting, Black Painting et Dirt Painting dès le début des années 50. Il y a une transversalité opérante entre les artistes qui sont autant d’amis et qui échangent. En deux mots, ça bouillonne d’idées et ça travaille sans autre souci.
Ces expériences entre artistes et techniciens ont à l’origine été lancées à Stockholm pour répondre au projet d’un festival associant Art and Technology. Billy Klüver, ingénieur suédois d’origine et travaillant aux Bell Laboratories était par ailleurs très ami avec Pontus Hulten – qui avait initié son Moderna Museet depuis 1958 dans ce même état d’esprit de rencontres et d’expériences. Mais l’équipe de techniciens américains qui avaient énormément collaboré avec les artistes n’était pas invités à se rendre à Stockholm au moment des performances. L’organisation du festival suédois ne considérait pas cela nécessaire, ce qui est apparu inconcevable aux yeux desdits artistes – et impossible sur le plan de la réalisation concrète. Avortant à Stockholm donc, le projet devait trouver une autre formation et un autre lieu pour donner forme à ces performances. C’est dans une relative précipitation et des apports d’énergie et d’investissement personnel importants que les choses se produisent dans cet immense hall et ancien arsenal. L’intervention de Yvonne Rainer met en scène une quinzaine de performeurs dont Steve Paxton (qui réalisera sa propre performance), Meredith Monk et aussi Carl André pour mentionner des figures marquantes de l’art de l’époque. Or, l’on remarque que la performance se déroule essentiellement sur des blocs rectangulaires massifs ou bien, des feuilles de métal, des plans de latex ou polyester qui sont déplacés et que les acteurs s’approprient en se couchant ou s’assoyant dessus. C’est le déplacement du corps dans des gestes simples du quotidien qui intéressent Rainer. Du haut et traversant une bonne partie de l’espace, vient interférer une balançoire (aux longues cordes et avec un déplacement ample et long). C’est Steve Paxton qui assure ce mouvement. Yvonne Rainer se tenait à un balcon et dirigeait les opérations en dictant les actions à mener par talkie-walkie – ce sur quoi elle porte un regard critique aujourd’hui, peu désireuse qu’elle était déjà à l’époque d’une quelconque hiérarchie entre les parties. Mais le temps pressait. La préparation à ces performances leur faisait passer des nuits blanches sur place. C’est ce qui aurait causé un malaise à Rainer obligée de quitter les lieux pour la deuxième partie de sa performance – peut-être un heureux hasard pour solutionner son problème de « direction » d’acteurs qu’elle avait pris en charge. Toujours est-il qu’on remarque sur scène ces blocs en bois ou bien en matériau souple de sorte que s’asseyant dessus, dans le deuxième cas, le performeur se retrouvait assis à terre… sur un bloc mou ! Une pointe d’humour s’infiltrait. Et de toute évidence, ces blocs étaient l’œuvre de Carl André – qui travaillait avec ces billots de bois depuis 1960 avant de concevoir sa sculpture plate au moyen des plaques d’aluminium, de cuivre ou de fer. Est-ce que les concevoir en matériau souple était le fait d’Yvonne Rainer ou de Carl André ? La question est ouverte. Ce qui est sûr encore une fois, c’est qu’on est dans la pure collaboration pour une interdisciplinarité libre. Je note d’ailleurs que la pièce Eight Cuts de Carl André, faite d’un sol en brique avec des manques par endroits (une sculpture en creux) date de 1967 (si ma documentation est bonne). En somme, elle répercute à son tour quelque chose de la performance de Rainer où les masses étaient séquentiellement déplacées pour créer des zones pleines ou vides. Cela circule.
D’Oyvind Fahlström, on peut dire qu’il a véritablement réalisé une pièce de théâtre multi media. Son intervention est de loin la plus littéraire. Elle s’inscrit dans le champ du Total Theater. Elle a aussi dû faire l’objet d’une prise d’image plus ample et d’un traçage en cinéma très complet, voir d’un montage réalisé par Fahlström lui-même. On le sait ou pas, cet artiste est décédé jeune (à 46 ans, en 1976). Et l’on apprécie d’autant plus la très grande qualité du documentaire et de l’œuvre importante tant en taille qu’en contenu. Au travers d’un discours poétique et humain se dégage une critique de la guerre, de toutes les guerres, celle du Vietnam en particulier, et celle de Corée qui venait à peine de se terminer. De nombreuses images projetées, des coupes de radio, des extraits de texte à propos d’un mathématicien mythique (joué par Rauschenberg) comme la voix d’un drogué ou celle de soldats revenus de la guerre (repris d’une émission radio nocturne également) sont diffusés pendant que des acteurs transportent un ballon-missile ou se chamaillent avec des oreillers dont un curieusement rebondit ! Car c’est le merveilleux du quotidien qui est autant à la source de cette création que le désastre du monde. Fahlström le dit en ces mots (approximativement retranscrits ici) au début du spectacle : « un père qui apprend à nager à son fils de trois ans, une mère qui apprend à sa fille à se coiffer, c’est si beau. Mais je m’en veux de m’intéresser à ces choses si simples ». Ainsi de cet artiste majeur (de l’avis de Dirk Snauwaert, directeur du Wiels et auquel je ne peux que m’associer), il est offert à la postérité le rendu d’une pièce maîtresse et superbe. Rauschenberg nous en parle en termes d’une remarquable « distance » qui caractérisait le travail (et la personne) de Fahlström. Klüver rappelle les capotes gonflées à l’hélium qui étaient distribuées au public arrivant dans la salle… et qui ne savait pas très bien de quoi il s’agissait !
J’attends impatiemment de voir Vehicle de Lucinda Childs, Open Score de Robert Rauschenberg, Variations VII de John Cage et Bandoneon de David Tudor… pour recueillir la substance de ces performances et pour l’apport délicatement documenté qu’y apporte Barbro Schultz-Lundestam. À suivre, donc.