- Patrick Javault
- 8 avril 2013
- Art conceptuel, Art minimal, Arte povera, Documenta V, Harald Szeemann, Jef Cornélis, Pop art
A la suite de la projection du film « Documenta V » de Jef Cornélis à La Maison des Ensemble le 29 mars dernier, nous publions la présentation et l’analyse de Patrick Javault, critique d’art.
C’est à partir de la Documenta 5, ou Documenta 1972 ou Documenta de Szeemann que cette grande et ambitieuse manifestation consacrée à l’origine (1955) à l’art moderne du XX ème siècle, puis au fil des années exclusivement à l’art contemporain (1968) devient la plus grande exposition d’art contemporain. Cela tient aux moyens mis en place, au choix d’un commissaire général reconnu et parfois prestigieux, et à l’inscription des œuvres dans la ville, certaines d’entre elles (rares) y étant installées de façon pérenne. Nul doute que la périodicité (d’abord tous les quatre ans puis à partir de la 5, tous les cinq ans) compte aussi dans l’importance que l’on accorde à l’événement. Ces cinq ans de réflexion l’emportent sur les Biennale et les Triennale et l’on suppose que les concepteurs de Documenta (car il y a toujours une équipe ou des collaborateurs, et Jan Hoet, digne héritier de Szeemann, renoue aussi avec l’esprit de Documenta 5 en s’adjoignant deux commissaires associés officiels) auront eu dans cet intervalle le temps d’avoir une connaissance plus approfondie des différents mondes artistiques qui composent la scène contemporaine.
Le mythe de Documenta 5 s’est édifié en quelques années, disons en un peu moins d’une décennie, à mesure que le bouillonnement artistique des années 60 et 70 gagnait une reconnaissance internationale (internationale veut dire alors un monde de l’art qui se limite à une demi-douzaine de pays, ceux qui disposent d’un marché de l’art et de grands musées), et on a un peu oublié que Harald Szeemann et son équipe de collaborateurs avaient été à l’époque très critiqués. Fort de la réussite artistique de « When Attitues Become Forms », grande exposition réalisée à la Kunsthalle de Berne et dans la ville de Berne avec tous les futurs grands noms de l’art et représentants des principaux mouvements artistiques (Art conceptuel, Art post- minimal, Arte povera…), Szeeman n’avait pas encore acquis son modèle de visionnaire et de modèle des curators. W.A.B.F. avait été précédée d’autres expositions (dont « Op losse schroeven » à Amsterdam), mais la grande idée et la grande force de Szeemann est d’avoir conçu l’exposition comme un processus de réflexion et d’élaboration avec les artistes, et d’avoir fait exploser les limites de ce que l’on commence à nommer le White Cube. La grande affaire de Documenta, telle qu’on peut la reconstituer d’après le catalogue et d’après des témoignages, c’est une interrogation sur la réalité qui embrasse les mouvements artistiques déjà promus par Szeemann à Berne, et qui comprend naturellement installations, œuvres in situ et performances, mais auxquels sont adjoints l’Hyperréalisme, mouvement naissant, héritier du Pop, auquel on promet plus ou moins le même succès, et également des œuvres réalisées par des schizophrènes (et qui n’ont pas toutes reçues le label Art Brut), des objets Kitsch. L’art contemporain se trouve ainsi confronté à son Autre ou plutôt à ses Autres. La Documenta 5, c’est donc d’abord l’unique confrontation de l’Art Conceptuel au sens large, un art qui entend faire bouger la société en secouant les frontières de l’art et en remettant en cause notamment le rôle de l’institutions muséale, et de l’art Hyperréaliste, politique dans le cas de Duane Hanson (sculpteur qui se réclame de la peinture et de la photographie) mais qui dans l’ensemble propose une vision désenchantée de la peinture et du rôle de l’artiste attaché à un rendu fidèle d’une réalité triviale en imitant la photographie.
Le film de Jef Cornelis est passionnant parce qu’il est engagé et parce qu’à travers lui nous découvrons les interrogations de son auteur. Il est clair que la peinture hyperréaliste ne l’intéresse que comme fond, image d’une société américaine en crise. Des tableaux défilent sans que soient mentionnés leurs auteurs et ceux qui s’expriment au sujet de cette peinture (Jean-Christophe Amann, un des commissaires, ou Jean-Olivier Hucleux) apparaissent un peu embarrassés. En revanche, Cornelis montre un intérêt évident pour les démarches conceptuelles, et pour les discours de Lawrence Weiner qui avec humour et sans arrogance remet un certain nombre de définitions et de clichés à leur place, tandis que Daniel Buren développe sa critique du commissaire-artiste et s’étonne de ce que tous les artistes se laissent enfermer dans des boîtes. A l’inverse, on ne fait qu’apercevoir Joseph Beuys (dont les 100 jours qui consistent à accueillir les visiteurs de Documenta pendant toute la durée de l’exposition dans une sorte de forum démocratique permanent) et sa position est indirectement moquée par un propos de Weiner qui vient juste après. Leo Castelli qui s’exprime avec élégance et humour sur le marché de l’art et sur l’éventuelle commercialisation de l’art conceptuel est filmé contre un angle d’une monumentale sculpture de Serra; jeu auquel la star des marchands se plie avec humour. Quant à Szeemann, on n’ignore quelles furent exactement les questions posées, mais en le présentant dans son bureau avec sa blouse grise, on veut plutôt donner l’image d’un maître d’école plutôt que celle d’un flamboyant créateur. Sur un ton qui semble un peu las, Szeemann situe les enjeux, avec un certain sens de la provocation, il fait remarquer que la proposition idéale et la plus juste serait un séminaire sans public (exagérant la position du théoricien Bazon Brock, membre de l’équipe), façon de changer l’esprit encore relativement conservateur d’Arnold Bode (co-fondateur de la Documenta et encore membre de l’équipe de réflexion). Plus tard dans le film, Szeemann dira que les artistes ne peuvent exister sans le musée, propos contre lequel beaucoup de participants n’auraient pas manqué de contester.
On aurait aimé savoir comment s’est fait le film (le texte introductif de l’édition dvd est muette sur ce point). On suppose qu’il a été tourné au moment de la période de l’inauguration, quand la plupart des artistes sont présents, mais on ne sait pas si le choix des interviewés est dicté exclusivement par l’intérêt que le réalisateur porte à leurs travaux, ou bien si celui-ci s’est trouvé limité par la disponibilité des uns ou des autres, sans parler du ratage éventuel de certains entretiens. On remarque que la grande majorité des scènes est tournée en noir et blanc, mais que quelques unes sont en couleur, et on suppose que les questions économiques ont également joué leur rôle. Tel quel, le film reste l’un des témoignages les plus précieux sur la manifestation. Par la suite, Jef Cornelis a renoncé à faire des documentaires sur l’art (il avait commencé à la Biennale de Venise en 1966) et ne reprendra cette activité qu’en 1985.
Edité par le bureau des vidéos, 2012