- Isabelle de Visscher-Lemaître
- 12 septembre 2018
Témoignage 3. Mobilité et diffusion du film sur l’art au regard de l’association SensoProjekt
Texte écrit en 2015 et publié dans La critique d’art à l’écran. Les arts plastiques par Sylvain Dreier et Dominique Vaugeois, Presses Universitaires du Septentrion, 2018. Pour plus d’information : http://www.septentrion.com/fr/livre/?GCOI=27574100868960
Ce que nous allons aborder dans cet article porte sur l’approche que l’association SensoProjekt a du film sur l’art et la manière dont elle le véhicule. Pour commencer, et afin d’informer notre lecteur, SensoProjekt organise depuis six ans, une projection mensuelle de ce type de documentaires à la Maison des Ensembles (Paris 12e) les derniers vendredis du mois, à raison de huit fois sur l’année environ. Ces soirées se déroulent systématiquement en présence du/de la réalisateur.trice, et parfois de l’artiste dont parle le film, afin de favoriser les questions ou les réactions du public et de permettre un échange auquel nous accordons une importance majeure, afin que s’établisse une relation entre les personnes au sujet du film et de l’art. Considérant le « film sur l’art », nous ne pensons pas à autre chose qu’à un programme filmique qui constitue une forme de critique d’art à part entière. C’est en tout cas le point de vue adopté par l’association SensoProjekt dont le projet vise à « promouvoir et diffuser le film sur l’art ». Notre association s’emploie en effet pour l’essentiel à ce jour, à projeter du documentaire sur l’art contemporain, de quelque style que soit le film, désormais en divers lieux et pour tout public. Et ce, pourvu que soient donnés à voir un regard particulier sur l’œuvre d’art, des interprétations éclairées, une note, une narration, des archives, un compte rendu que nous considérerons éclairant dès lors qu’il sera « subjectif » ou « subjectivé ». Par ce biais, l’apport d’information que nous souhaitons à la fois juste et étoffée, mais qui peut néanmoins s’avérer incomplète, voire sujette à l’erreur, ainsi que la perception sensible et intelligente rendue par l’image cinématographique, accordent au film sur l’art la valeur de critique de l’art qui alimente ensuite, dans une certaine mesure, l’histoire de l’art toujours en cours d’élaboration. Nous avons de nombreux exemples de réalisations filmiques qui ont agi en ce sens, le film Jackson Pollock (1951, 10 min) que Hans Namuth tourne à l’atelier du peintre américain en étant le plus fameux.
Ceci étant, tous les documentaires sur l’art n’acquièrent pas cette qualité critique ou cette capacité de « décryptage », plus que de « jugement ». Le plus souvent, ils ne l’intègrent que partiellement. Il y a beaucoup de productions filmiques sur l’art qui sont la simple trace lénifiante d’une œuvre, l’exclusive mémoire d’une exposition particulière, ou la succession d’images réductionnistes qui ne soulèvent aucun questionnement. Que l’auteur du film soit réalisateur, artiste ou vidéaste amateur s’étant rapproché d’une œuvre d’art spécifique au gré des circonstances, cela ne fait pas la différence. Que l’artiste sur lequel porte le documentaire soit célèbre ou peu connu, non plus. Que le film ait adopté un angle biographique, une forme emphatique ou processuelle, qu’il relève du cinéma expérimental ou d’un travail cinématographique professionnel, rien de tout cela ne nous donne de garantie sur la qualité critique recherchée. Même le film d’auteur, prometteur d’un intérêt certain, n’assure pas toujours un résultat critique probant. C’est seulement quand la ou les personne(s) aux commandes du film s’activent avec un désir « qui les tient » autour de l’œuvre d’art qu’elles tentent de dévoiler, que nous pouvons nous attendre à un déroulement en image, son, lumière et montage qui donne à voir la création dans sa vérité soudaine et manifeste.
Pour en venir à la diffusion de cet « appareil critique », SensoProjekt part de l’idée qu’il est un principe relatif au film sur l’art qui est sa mobilité, que nous pouvons aussi qualifier de fluidité. Deux facteurs sont ici à prendre en compte. D’abord et a priori, le film sur l’art n’est pas une œuvre d’art en soi. Même s’il noue occasionnellement avec elle et qu’il peut présenter une certaine porosité en ce sens, c’est avant tout une production à qualité heuristique et à valeur d’archive à laquelle nous avons à faire. En d’autres termes, le film sur l’art ne présente pas de caractère précieux, ni de valeur sacrée ou d’aura qui impose un cadre singulier à son rayonnement. Bien sûr, nous aimerons que les conditions de projection soient optimales, que l’image et le son soient de très bonne qualité et que la salle soit confortable. Néanmoins, en son principe même, il dispose d’une souplesse privilégiée de monstration tout à la faveur de son rôle « transmetteur ».
Ensuite, et comme toute l’industrie du cinéma, il bénéficie d’un nouvel apport technologique, à savoir le numérique avec le support DVD ou le disque dur, qui allègent immensément sa diffusion. Cela ne lui est pas propre. Tout film aujourd’hui, qu’il s’agisse d’un blockbuster hollywoodien ou d’un film confidentiel, peut être montré n’importe où et n’importe quand pourvu que l’on dispose d’une copie numérique. Mais précisément, cette faculté vaut pour le film sur l’art également, qui profite de toute évidence d’une circulation plus dynamique ces derniers temps. La fréquence plus soutenue de sa projection engage sa valorisation en tant que trace et source de savoir à propos d’une œuvre d’art dont l’énigme, parfois l’hermétisme, suscite l’incompréhension. Plutôt que de voir le film sur l’art très vite remisé dans un tiroir ou même perdu, et ce n’est pas rare, à force d’être montré, il acquiert une légitimité. À terme, cela aidera à ce qu’il soit correctement répertorié et conservé.
Notons que cet apport du numérique rend aussi le coût de production moindre. Chacun.e peut tourner un film sur l’art seul.e au moyen d’une caméra digitale ou même d’un téléphone portable. À la mobilité physique du support s’ajoute une facilité de réalisation ainsi qu’une légèreté matérielle et de budget qui ont un impact : on tourne davantage de films sur l’art depuis dix ou quinze ans, on assiste à davantage de manifestations autour du film sur l’art ou à une présence plus soutenue de celui-ci dans les musées, les festivals qui ne lui sont pas nécessairement dédiés, les centres d’art ou centres culturels et à la TV comme sur le Net. La masse de films sur l’art allant croissant, son importance à différents échelons du dispositif culturel lui ferait-elle retrouver la vigueur qu’il a connue à sa grande époque lors de l’après Seconde guerre mondiale ? En tout cas, même s’il se peut que le film sur l’art change de nature par rapport à cette époque, il semble bien en ce moment regagner en bouillonnement.
Que le film sur l’art soit donc un outil de diffusion et de « mobilité » culturelle, c’est ce dont SensoProjekt veut se faire le moteur. Le plus bel exemple que l’association ait réalisé en ce sens porte sur la série des « 9 Evenings : Theatre and Engineering », ensemble de dix films couvrant un ensemble de dix performances qui se sont produites à New York en 1966. Le caractère extraordinaire de ces événements repose entre autres sur leur principe visionnaire d’établir une collaboration, voire une corrélation, entre artistes plasticiens ou artistes de la scène et les nouvelles technologies. Celles-ci émanaient des laboratoires Bell Telephone, sous la conduite de Billy Klüver, à l’origine de ces initiatives, et fondateur de l’association Experiments in Art and Technology (E.A.T.) qui donnera lieu à de nombreux autres programmes artistiques de ce type. Prirent part aux « 9 evenings », Yvonne Rainer, Alex Hay, Öyvind Fahlström, Robert Rauschenberg, Lucinda Childs, Steve Paxton, Deborah Hay, David Tudor, John Cage et Robert Whitman. Les performances qui duraient entre 20 min. et 50 min. et qui attirèrent quelque 10 000 spectateurs, furent partiellement filmées, attisèrent l’intérêt des médias un moment, puis tombèrent dans l’oubli. C’est en 1995 que sont redécouvertes les bobines de film les relatant. Un long travail de restauration est alors entrepris, et la mission de donner forme à un montage documentaire est confiée à Barbro Schultz Lundestam. Réalisatrice de ces dix remarquables films sur l’art, celle-ci reprend à la fois les images d’archives et y joint un supplément de tournage avec les artistes et témoins de l’époque, essentiel à la bonne compréhension des performances permettant de refléter leur fécondité créative. Les originaux de ces bandes sont aujourd’hui conservés à la Fondation Langlois à Montréal et les documents préparatoires comme les manuscrits et les photos font partie des archives du Getty Research Institute à Los Angeles. Les films ont été présentés dans les festivals comme dans les musées du monde entier, et les droits quant à ces films sur l’art ont été achetés par de nombreuses institutions allant du Musée national Reina Sophia à Madrid au Moderna Museet à Stockholm, du Museum der Moderne à Salzburg au Centre Pompidou à Paris. SensoProjekt a pour sa part projeté plusieurs de ces films dans pas moins de cinq lieux.
C’est un cas exemplaire parmi les démarches entreprises par notre jeune association sans grands moyens, et qui donnera une petite idée de la diversité de nos démarches. Au départ, SensoProjekt a commencé ses activités en tablant sur deux initiatives, celle de projeter régulièrement un film sur l’art par mois dans un centre culturel à Paris (La maison des Ensembles, ci-dessus mentionnée), et celle de lancer un site présentant information, textes et extraits de films. C’est donc sous ces deux « formes » que SensoProjekt a initialement diffusé les « 9 Evenings » ou certains films de la série. En novembre 2010, un article original sur ces performances et des extraits des performances de David Tudor et d’Öyvind Fahlström sont postés sur notre site www.sensoprojekt.com. Ils y sont toujours visibles dans la rubrique : projections. En février 2011, nous projetions en entier le documentaire portant sur la performance d’Öyvind Fahlström intitulée Kisses Sweeter Than Wine, et ce en présence de la réalisatrice Barbro Schultz Lundestam.
Ensuite, dans le contexte d’une exposition, nous avons eu l’opportunité de montrer un autre des films de la série. C’était à Bruxelles, à l’espace de l’ERG (École Recherche Graphique) où se tenait l’exposition « Pas de rapport – Morceaux choisis » (2011) incluant Leonor Antunes, Marcel Berlanger, Suzanne Duchamp, Yaël Kanarek, Michael Snow, Walter Swennen, pour en citer quelques-un(e)s. À cette occasion, le film Open Score relatant la performance de Robert Rauschenberg est diffusé sur moniteur dans l’exposition. Dans la foulée, l’École d’art nous tend la perche pour lui proposer un programme de films sur l’art à présenter lors d’un workshop. Nous associons différents extraits des « 9 Evenings » à d’autres films sur l’art dont l’excellent documentaire historique Painters Painting d’Emile de Antonio et cet autre très beau film Schwitttrace, réalisé par l’artiste Isabelle Vorle sur les traces de Kurt Schwitters. Dans ce contexte, nous avons introduit les étudiants à un rapide historique du film sur l’art, et leur diversité.
Enfin, c’est au Musée de la Musique à Paris que nous avons eu la chance de présenter Variations VII, performance de John Cage issue des « 9 Evenings ». Cette fois, le film s’inscrivait dans le contexte d’un forum à l’occasion du 100e anniversaire de la naissance de John Cage. Et nous lui avions associé la projection du film réalisé par l’artiste Manon De Boer, 4’33’’, qui rend compte sous une nouvelle forme de la célèbre pièce silencieuse du compositeur américain. Dans ce contexte, SensoProjekt partageait ces films avec un nouveau public, ainsi qu’avec des invités du Musée de la Musique et de nombreux musiciens.
Puisqu’en 2016, les « 9 Evenings » fêteront leur 50e anniversaire, nous espérons pouvoir en projeter une nouvelle partie dans un autre lieu. Car entre-temps, SensoProjekt a développé des collaborations avec le MACVAL, Musée d’art contemporain du Val-de-Marne (Vitry) et le Centre d’art contemporain La Traverse (Alfortville). Ayant précédemment participé à la Nuit Blanche « off » en 2011, notre association a aussi reçu une carte blanche de la Galerie rouge (Paris) pour une programmation spécifique lors de la COP21. Enfin, elle a lancé ses premières « Rencontres autour du film sur l’art » en collaboration avec le Centre Wallonie Bruxelles en 2016.
D’un contexte à l’autre, la réceptivité de ces films sur l’art varie. Ce qui est certain, c’est que leur « mobilité » produit des effets, stimule l’intérêt, agite les esprits, crée de nouvelles envies comme elle produit des ouvertures. Et nous le pensons bien, à force d’expérience, l’éveil au langage artistique se sédimente en chacun(e) !