- Isabelle de Visscher-Lemaître
- 12 novembre 2018
Deux films sur l’art vus au BFI London FILM Festival 2018 au Southbank
Au 62ème Festival du film organisé par l’Institut du film britannique (BFI) à Londres et dans sa section EXPERIMENTA qui couvre « des films et vidéos d’artistes transformant notre expérience visuelle de l’image en mouvement », j’ai pu voir deux productions filmiques qui rallient le film sur l’art. L’une et l’autre s’accordent à ce genre documentaire selon des modalités très différentes et ne s’y limitent pas. Mais dans les deux cas, la mémoire d’un moment particulier de l’histoire esthétique est délivrée.
Situons de suite néanmoins la disparité entre « Maria Lassnig » (New York Films 1970-1980, AU, 52’, 2018) et « Segunda Vez » (August Orts, BE/NO, 94’, 2018). Le premier consiste en un montage d’une dizaine de très courts films expérimentaux réalisés par l’artiste autrichienne dans les années 1970 lorsqu’elle s’installe à New York. C’est un extrait de la quarantaine de films en Super 8 ou en 16 mm que Maria Lassnig a tourné aux alentours de ses 55 ans, alors qu’elle interrompt pour un moment sa pratique picturale du corps et de l’autoportrait, qu’elle vit proche des mouvements féministes notamment au sein du collectif Women Artist FilmMakers dont faisait partie Carolee Schneeman. Le second qui porte le titre en anglais de « Second Time Around » (en référence à une nouvelle de Julio Cortazar) est une œuvre contemporaine de cinéma réalisée par l’artiste espagnole Dora Garcia qui se penche sur la vie et les happenings d’un certain Oscar Masotta. Celui-ci devient-il l’alibi du film qui tient pour une œuvre en soi ? Ce qui est sûr, c’est que Garcia joue le reenactment de ses performances qui se sont déroulées en Argentine dans les années 1960, sur fond de répression politique, de littérature et de psychanalyse. Elle tombe avec Masotta sur un trésor ignoré de création artistique comportant une série de happenings dans la droite ligne d’Allan Kaprow, mais sur fond de dictature à Buenos Aires. Ce même Masotta, intellectuel autodidacte argentin qui s’exilera en Espagne, fut aussi le transmetteur de la psychanalyse lacanienne en Argentine, une région du monde où il y a le plus d’analysés sans doute, s’amuse à relater le film non sans fondement !
Les films « bricolés » de Maria Lassnig font appel à l’exposition multiple de la même pellicule, le found footage, le gros plan de détail, qui utilise le collage, la technique du film d’animation, et contrastent naturellement avec la superproduction de Dora Garcia, qui s’appuie sur un casting et une équipe technique imposante pour concevoir un long métrage. Nulle n’est l’idée ici de comparer ces deux objets, mais peut-être de se laisser surprendre par cette disparité révélatrice de l’évolution qu’a suivie le film dans l’art contemporain en cinquante ans. De l’essai filmique maladroitement nommé
expérimental, à la réalisation ralliant une équipe et une relativement grosse production, une évolution s’est produite, qui assoit pas seulement l’image en mouvement, mais le cinéma dans le champ de l’art. C’est peut-être avec la série des « Cremaster » de Matthew Barney (dont le 1er épisode sort en 1996) qu’un tournant s’opère quant à l’entreprise qu’engage l’artiste (et son galeriste ou autre collaborateur). L’essor des technologies numériques, on le sait, ont également impacté cette évolution. En tout cas, depuis lors, le film est entré de plein pied dans la production artistique « plastique ».
Maria Lassnig par ailleurs, borde ses films tantôt d’une bande son reprise à Haendel, Webern, Schonberg ou Morton Subotnick (qui ne prennent pas une ride), tantôt du chuchotement d’une comptine en voix off, de sorte que son œuvre débouche sur une suite de portraits qui, mis bout à bout, révèlent quelque chose de l’ordre du journal intime. Y apparaissent, outre elle-même, l’actionniste viennois Hermann Nitsch, la proche peintre et amie Alice Neal, des extraits du « Parrain » (Fr. Coppola), ou de « Autant en emporte le vent » comme autant de regard critique sur la production hollywoodienne masculine faisant autorité ! Car si chacun de ces courts films sortis de l’oubli (et laborieusement restaurés depuis quatre ans), ont une évidente qualité picturale, ils nous font faire l’expérience du « déroulement » impropre à la peinture, du hors champ, de la lumière changeante et du grain au même titre qu’on déplierait une dentelle sous nos yeux. Ils mettent aussi à plat la rude question du sexe comme du genre « empêchés » par la norme, et du corps soumis au tabou. Ces réalités-là n’échappent pas à la peintre née à la sortie de la Première Guerre mondiale, qui vécut quasi centenaire, et dont l’œuvre toujours introspective, quoique changeante à peu près tous les dix ans, palpe les anomalies de ce monde. Autant dire que tant sur la forme que sur le fond, ces petites bagatelles filmiques d’allure frivole relèvent du très beau et finement ciselé film d’artiste à portée biographique. Au Southbank, j’ai vu Alice, Barbl, Black Dancer, Broadway I et II, Encounter, Godfather I, Hilde, Kopf, Moonlanding – Janus Haed, Nitsch, Season, et Stone lifting.
Au cœur du film de Dora Garcia, il y a l’effervescence d’un moment politique désastreux (sous Péron), le bouillonnement d’une littérature kafkaïenne et « l’illusion produite par la psyché humaine » (selon ses mots). Si tout commence par la réitération d’un happening de Masotta, lui-même calqué sur la fusillade de seize militants par la junte militaire (en 1972), tout finit par la mise en scène d’un passage du texte de Cortazar, énonçant les tribulations de la bureaucratie et la peur régnante sous le régime des disparitions forcées. Entre deux, les figurants mimant le happening sont appelés à reproduire d’autres saynètes performantielles issues des actions de Masotta, sans savoir où ça les mène. Le mystère de l’hélicoptère qui cause excitation et consternation, le rassemblement dans une bibliothèque d’une équipe de chercheurs regardés, l’apparition d’un corps mort transbahuté sous un linceul blanc, toutes ces scènes disparates tiennent ensemble grâce au principe de la répétition qui façonne véritablement ce film. Ce qui se nomme la reprise et qui est si propre au tournage en cinéma, est parfaitement antagoniste au happening. C’est une des très belles mises en tension que soulève le film.
Quant à cette « répétition » repérée par Freud qui en fait un trait essentiel de la névrose, elle est de toute évidence un autre segment important de cette histoire. Ne sommes-nous pas en effet obligés de constater la résurgence de ces violences – au Nicaragua, au Venezuela et ailleurs, sous forme de gouvernement totalitaire. Ce qui est certain, c’est que Dora Garcia redonne vie à Masotta (entre temps, une exposition lui a été consacrée au Macba, Barcelone). Et qu’il en découle une remarquable création filmique (Grand prix Compétition internationale du FID 2018), accompagnée d’une riche publication.
INFO : une importante exposition de Maria Lassnig se tiendra au Stedelijk Museum en 2019 à l’occasion du centenaire de sa naissance.
INFO : l’œuvre protéiforme de Dora Garcia montrée au Musée Reina Sofia (été 2018), sera présentée dans un nouveau dispositif au Centre d’art Bonniers Konsthall à Stockholm (05.12.-17.02.2019).