- Patrick Javault
- 5 novembre 2019
- David Wojnarowicz
An Episode in the Life of David Wojnarowicz 1954-1992
Un film de Marion Scemama et François Pain
En dépit de la publication de son autobiographie (« Au bord du gouffre », le Serpent à Plumes, 2004) et d’une œuvre rendue célèbre par la pochette « One » de U2 (la photographie de bisons chutant dans un ravin) , David Wojnarowicz demeure, vingt-sept ans après sa disparition, largement méconnu en France. Vingt-neuf ans, c’est à peu près le nombre d’années qu’il a fallu à Marion Scemama, qui fut son amie et sa collaboratrice, pour réaliser un portrait de l’artiste, poète, activiste, face à la mort, à nous faire entendre ses poèmes et ses imprécations rageuses mais aussi à nous montrer la façon que celui-ci avait d’être constamment en éveil et en action. Improvisant librement un début d’histoire à partir d’une punaise qui déambule sur sa peau, autre idée de l’inspiration poétique, ou bien interprétant un corps-à-corps érotique d’une rare sensualité sous lumière stroboscopique (tournage de « When I put my hands on your body) », image d’amour retournée contre la haine homophobe, ou bien encore exposant la nécessité de son combat dans les limites probables du temps qui lui est imparti ( « Je dois parler de mon SIDA mais j’apprécie mon anonymat », « La peur peut être excitante »).
Bâti autour d’un long extrait d’un très long entretien avec Sylvère Lotringer, pistolet (faux ou vrai peu importe) sur la table, sur fond du bruit incessant de la ville, « Self Portrait in 23 Rounds – An Episode in the Life of David Wojnarowicz 1954-1991 » y ajoute des extraits de films de l’artiste, des captations de ses lectures-performances et juste ce qu’il faut d’images fixes pour nous permettre de situer cette œuvre dans son contexte. Marion Scemama a renoncé à ajouter quoi que ce soit (et en premier lieu les témoignages) à ses propres archives et à celles de Wojnarowicz, et on ne peut s’empêcher de penser qu’en plus de lui édifier un tombeau, elle poursuit leur collaboration.
S’agissant de pareille figure, l’adjectif bouleversant est presque un pléonasme, tant sa vie semble n’avoir été qu’un combat contre la destruction et la haine, aussi se gardera-t-on de l’employer à propos de ce film-essai qui avant tout nous semble juste. Artiste, poète, écrivain, Wojnarowicz fut aussi, pour ceux qui l’ignoreraient, activiste, l’une des figures clés d’Act Up et le SIDA, qui devait l’emporter à l’âge de 37 ans, fut le signe déclencheur d’une guerre contre une société qui regardait mourir ses enfants aux vilaines mœurs sans leur accorder ni compassion, ni même attention. Plutôt qu’un mémorial, Wojnarowicz avait demandé qu’on lui offrît après sa mort une manifestation, et sa volonté fut respectée.
Au moment où le Jeu de Paume accueille une rétrospective de Peter Hujar, qui fut le mentor de Wojnarowicz, et que son amie Kiki Smith a les honneurs de l’Hôtel de la Monnaie, c’est dans les espaces en partie underground de la New Galerie que Marion Scemama choisit de prolonger l’expérience du film avec l’exposition « I wake up this morning in the killing machine called America », réunion de photos, photomontages, peintures originaux de D.W. et de photographies réalisées par elle autour de cette œuvre, à quoi s’ajoute la diffusion de vidéos des lectures-performances. Film et exposition se complètent et se répondent, ils sont deux manières d’exposer la figure de Wojnarowicz, d’en faire le portrait au prisme d’une amitié mais aussi de réactiver la charge explosive de cette œuvre qui, en dépit de sa reconnaissance (symbolisée notamment par la rétrospective du Whitney Museum, l’an dernier) garde quelque chose d’irrécupérable, refuse de se laisser enfermer dans une histoire de l’art (street art, activisme, appropriation…) ou dans l’histoire de la lutte d’un groupe d’artistes engagés à contrer le silence de mort des années Reagan et au delà.
Addendum : Voir aussi une rétrospective de l’artiste David Wojnarowicz au MUDAM, Luxembourg – du 26 octobre 2019 au 2 février 2020.