- Alexandra Liri
- 6 février 2011
- Arte povera, Luciano Fabro, Teri Wehn Damisch
Titre : Luciano Fabro, Vademecum, réal. : Teri Wehn-Damisch, Prod. : Les Films d’Ici, Centre Pompidou, France, 1996, 26 min.
Titre : Luciano Fabro, Vademecum, réal. : Teri Wehn-Damisch, Prod. : Les Films d’Ici, Centre Pompidou, France, 1996, 26 min.
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A propos du film Luciano Fabro, Vademecum de Teri Wehn-Damisch
Qui est l’auteur de ce film ? Le réalisateur, répondrait-on spontanément. Alors la question est peut-être mal posée. On pourrait plutôt se demander : qui visite l’exposition de Luciano Fabro dans le film Luciano Fabro, Vademecum ? Le titre même amorce un début de réponse : le vademecum, mode d’emploi écrit par l’artiste lui-même pour la visite d’une exposition, devient par extension filmique un guide sonore et visuel, dont le discours poétique signé Fabro se double d’un propos technique conçu et lu par la réalisatrice, Teri Wehn-Damisch. Ici tout est dit pour renseigner le cameraman (à qui la voix off s’adresse directement, usant du tutoiement). Ainsi, le réalisateur faisant preuve d’une grande honnêteté intellectuelle, avoue découvrir l’exposition comme l’œuvre en temps réel du tournage.
Le film a pour décor principal l’exposition rétrospective organisée au Centre Pompidou en 1996, et inclut quelques séquences plus récentes au Château de Rivoli près de Turin, à Maastricht aux Pays-Bas et à Anvers en Belgique. Associé au mouvement Arte Povera, Luciano Fabro (1936-2007) développe pourtant dès les années soixante une oeuvre singulière articulée autour d’une réflexion sur la perception et l’espace. Pour l’artiste, la proposition artistique ne prendrait véritablement sens que dans le rapport qui lie l’œuvre au lieu de sa monstration. Déclinées très souvent en séries, ces œuvres inventent de nouveaux rapports de confrontations avec le spectateur, sollicité par les différents dispositifs scénographiques*. Le film passe ainsi en revue des pièces célèbres dont le thème se décline sur plusieurs années : les Coregrafie (1975, de la série des Italies), les Piedi (1968-71), les Habitats (depuis 1967, et montrés au complet pour la première fois à la rétrospective de Beaubourg), les Attaccapanni (1976-77). Le film s’attarde également longuement sur des sculptures « isolées » telles que La doppia faccia del cielo (1986), La naissance de Vénus (1992) ou encore Nadezda (1990).
Pour aborder l’œuvre de Luciano Fabro, Teri Wehn-Damisch se saisit du même biais par lequel Fabro élabore sa réflexion, à savoir une mise en scène étudiée où convergent l’itinéraire mental du créateur et la déambulation sensible autant que participative du spectateur. La caméra « emboite le pas », et de l’artiste, et du visiteur. La trajectoire semble tracer ce rapport triangulaire fondamental exprimé très simplement dans le commentaire : « (…) on comprend que l’on a pour sujet l’expérience qui se tisse entre le spectateur, l’œuvre et l’artiste. » Cette phrase qui conclut l’observation des dispositifs mis en scène dans la salle dite « des sciences », démontre combien le spectateur est sollicité par ces panneaux de verre. Le cadre de la caméra est centré sur un visiteur. Celui-ci évolue parmi les panneaux, expérimente l’effet du miroir, de la transparence et de l’ombre portée, une trajectoire incertaine qui l’exclut parfois du champ. Peu importe. La voix off recommande de « le laisser évoluer dans le cadre. D’ailleurs, tout devient hors cadre, ici », poursuit la réalisatrice alors que le visiteur réapparait indirectement par son propre reflet. Les indications techniques servent la métaphore plastique. La description visuelle et la réflexion artistique se rejoignent. De même que pour la sculpture Nadezda, la voix questionne la signification des faces contrastées, polies et dépolies. L’intention didactique qui émaille la mise en scène de plusieurs séquences frappe donc à ce stade. « Avec subtilité certes, mais pour apprendre quelque chose ! », s’exclame la réalisatrice longtemps après la réalisation de ce film, exprimant sa volonté de faire des films en partie instructifs. Faisons retour sur Nadezda. Teri Wehn-Damisch s’ébahit encore devant l’habileté de son cadreur quand la caméra opère un lent mouvement vertical sur la chair de pierre. Scrutée dans le détail, la forme plastique qui est un hommage à la femme du poète Ossip Mandelstam, se découvre donc par fragments sous le rythme d’un propos descriptif et finement pédagogique (avec explications historiques, mise en perspective en faisant appel à d’autres artistes, description formelle, etc). Soudain, le regard caméra plonge au pied de la sculpture, sur la pile de livres dont on ne sait si « elle tient la pierre ou l’inverse ». L’effet de surprise pour le visiteur est fort peu probable, tant il est à parier qu’in situ il aura déjà aperçu les différents éléments de la statue. C’est une pirouette audiovisuelle que certains jugeront facile mais qui fonctionne avec énormément d’efficacité : celle de guider, voir de contraindre la perception d’autrui tout en créant l’effet de surprise.
Entre les séquences mentionnées ci-dessus et le versant, disons, plus improvisé du film, on pourrait s’attendre à voir l’artiste à l’écran en situation d’interview. La réalisatrice a tenté quelquefois de saisir ces moments. Rien n’y fait, Luciano Fabro les évite. Au lieu de la voix de Fabro, le preneur de son capte les battements du cœur qui, essoufflé, vient de creuser une digue autour de la sculpture La naissance de Vénus. En vérité Teri Wehn-Damisch ne tient pas à procéder à l’entretien : « Le film est ainsi moins daté », dira-t-elle. Le bruit de la respiration, en revanche, fait partie de cette myriade de sons concrets essaimés dans le parcours du film : les pas lourds sur un sentier de forêt, le passage d’un avion au-dessus du château de Rivoli, le bruissement des voix au concert inaugural de l’exposition. Au tournage, Teri Wehn-Damisch demande à son ingénieur d’enregistrer tous les sons possibles dans l’espace donné. Une façon, dit-elle, de transformer l’espace en lieu de tournage, au même titre que l’enregistrement visuel des différents angles de prises de vue. Aussi, ce son concret donne une qualité expansive propre à penser l’image hors-champ, et à pousser finalement à la rencontre avec le personnage principal, l’artiste, vers un rapport perceptif sensible, éloignée d’une vision établie. Lorsque Fabro marche dans la forêt pour atteindre l’œuvre La doppia faccia del cielo (la double face du ciel), un monolithe suspendu horizontalement dans un filet, le bruit des pas qui au départ illustre fidèlement la démarche de l’artiste, s’échappe vers des cadres de nature vierge, pour s’entendre encore quand Fabro immobile devant la sculpture mûrit l’idée soudaine de mouiller la surface de la pierre. Rupture naturelle entre les scènes écrites et les instants improvisés, le son cimente ces différents registres, où le film montre le moyen d’explorer les possibilités plastiques de la matière (geste de Fabro qui tamponne la pierre avec de l’eau), déchiffre les dispositifs de mise en scène ou dessine le portrait parodique du documentaire sur l’art (l’artiste sur son vélo, dans une barque, scènes mâtinées du rire de l’artiste).
Séparer la source de l’image de celle du son, c’est un moyen cinématographique qui entre en résonance avec une autre forme de disjonction. Il s’agit de cette voix off, celle qui peut-être nous renvoie à la question, posée en début d’article, de savoir qui est l’auteur. Car ici, la voix et la parole sont loin de former un seul et même point de vue. La voix sert de contenant à des discours de différente nature qui parfois frôlent le conflit. Au sujet de l’œuvre Groma, le Vademecum, texte de Luciano Fabro, explique la fonctionnalité première du dispositif exposé (un instrument d’arpentage servant à tracer les plans urbains des villes antiques). Perplexité et légère ironie teintent l’intonation finale. Au fond, n’est-ce pas là l’évocation directe de l’impression ressentie par le visiteur à la lecture de ces explications ? Dans cette voix, la réalisatrice semble avoir voulu condenser plusieurs facettes d’une expérience : la réception d’une œuvre d’art et la complexité relationnelle qui naît de cette rencontre et que Luciano Fabro tendait à vouloir présenter de manière simple par le biais de l’exposition.
Pour en savoir plus : Texte de Bernhard Rüdiger, Luciano Fabro, l’autonomie de l’artiste : espace nouveau ou dernier retranchement ? http://www.bernhardrudiger.com/pdf/bRudiger_br_fabro_autonomie.pdf