Très tôt dans l’histoire du « film sur l’art », la caméra se focalise sur le geste du peintre au travail. L’événement qui fait date en la matière, c’est la série Schaffende Hände (Les Mains créatrices) que tourne l’allemand Hans Cürlis à Berlin dans les années 20. Il filme Georg Grosz, Otto Dix, Wassily Kandinsky et d’autres, son entreprise consistant à accompagner visuellement le processus créateur en utilisant les ressources de la caméra {de façon} relativement novatrice. Isolant les artistes sur un fond neutre, il se concentre sur le mouvement des mains, cadrées le plus souvent en gros plan, et cherche à montrer la naissance de la forme en utilisant les ralentis et les accélérés. (Ph-A. Michaud, « Le film sur l’art existe-t-il ? », Film sur l’art et ses frontières, Actes du colloque, Univ. de Provence/Inst. de l’Image, Aix-en-Provence, 1998)
Il est le premier historien de l’art à rendre compte par le processus filmique du caractère énigmatique du geste pictural et à développer une vraie question sur comment peindre, donnant au spectateur, par le procédé de la caméra à l’épaule, le même point de vue que celui de l’artiste.
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Le second grand moment cinématographique à scruter le dépôt de peinture prend cours dans l’après-guerre en commençant par un documentaire biographique, Henri Matisse de François Campaux (1946). Peu après, deux autres réalisations vont présenter Picasso dans l’intimité de son geste, l’une par Paul Haesaerts, Visite à Picasso (1950), l’autre par Henri-Georges Clouzot, Le Mystère Picasso (1956). Et dans ces mêmes années, voit le jour sur le continent américain, l’entreprise du duo Hans Namuth et Paul Falkenberg autour de Jackson Pollock (1951). Bénéficiant notamment des progrès techniques (film 16 mm et Super 8), cet ensemble de films font également preuve d’une rare inventivité pour débusquer ce qui ferait encore zone d’ombre sur le geste du peintre. Et si les résultats filmiques varient autant qu’il y a de réalisations, ils comptent parmi les grandes œuvres de cinéma dans ce genre.
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Haesaerts et Clouzot filmant Picasso innovent une méthode similaire afin de montrer l’œuvre en train de se peindre en plein écran. Pour éviter l’entrave du dos de l’artiste, de sa paume ou du close up obligé, Haesaerts invente la peinture sur verre et Clouzot met au point, sur initiative de Picasso, le tournage du travail au feutre sur calque translucide. La différence réside en ce que le peintre apparaît derrière le dessin dans le premier cas, et qu’il est physiquement absent de l’image filmique dans le second puisque le papier-calque qui laisse filtrer les traits en couleur est en revanche blanc et opaque. Aussi longtemps que la caméra ajuste son cadrage au plan du tableau, seul figure le dessin dans son évolution. Pas de visage ni de main n’interfèrent avant la trentième minute du long métrage de Clouzot qui enchaîne une cascade de dessins que réalise Picasso, son tracé, ses styles, son occupation de la surface à une allure de plus en plus cadencée par le biais du montage et l’addition d’instantanés au point d’associer l’invisible du geste à un processus mécanique ! En retour, le rideau tombe brusquement et l’atelier du peintre nous est dévoilé avec l’artiste, son chevalet qui retient le calque et la caméra : Clouzot allie théâtralisation et cinéma-vérité. Picasso au travail sera filmé à 360°.
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Le dispositif cinématographique et ses impératifs temporels en coupes et reprises ne font pas bon ménage avec le peintre. Pollock s’y risque avec la complicité de Namuth dont les séances de photographie pendant qu’il déployait ses lacis de peinture au sol, s’étaient bien déroulées. Dans la foulée de ces prises de vue saisissantes qui jouent sur les nets et les flous, les angles à l’horizontal comme en surplomb, Namuth tourne un premier rush où l’on voit Pollock circulant sur les quatre bords de la toile, le bâton répartissant ses coulures de peinture avec habileté. En réalité, Pollock plonge son pinceau dans un pot de peinture noire, pour s’en servir comme d’un bâton d’où dégouline le liquide qu’il projette à bonne distance sur le support, la brosse ne touchant jamais la toile : chaque geste étant comme induit par celui qui l’a précédé autant que par les premiers tracés plus ou moins aléatoires que ces giclures viennent oblitérer. (Hubert Damisch, « L’écran Pollock », Les Cahiers du MNAM, Paris, n° 94, hiver 2005-2006). Ces six minutes d’images prises sur le vif, en caméra libre, dans l’étroitesse de l’atelier, déclinent le geste de l’artiste au plus juste de sa fureur et au plus près de sa « destruction de l’image » comme il en parlait lui-même. Ce qui ne devait pas être considéré comme une œuvre cinématographique lève partie du voile sur ce qui faisait le fond de l’opération {…} ainsi qu’y avaient déjà réussi, avec une force plus grande encore peut-être, {…} les photographies, note Hubert Damisch. Car ce tournage spontané en « caméra discrète » permet au peintre d’en faire abstraction, et au réalisateur de sauvegarder la fraîcheur perspicace de son premier coup d’œil. Une luminosité évidente traverse ce court film sans chasser le noyau énigmatique de l’œuvre picturale.
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Le geste en tant qu’il précède l’œuvre appartient à l’ère romantique, émanant d’un sujet artiste qui travaille en empathie avec l’œuvre d’art à laquelle il donne naissance. Avec la modernité des années 60, la performance et la vidéo vont repousser les limites de l’art comme produit fini au bénéfice de l’œuvre processuelle. L’enregistrement du geste artistique par la caméra tient lieu d’œuvre en soi. Ceci relève d’une nouvelle ouverture donnée à l’art qui accorde au geste de l’artiste une qualité propre en tant que momentum visuel.
Dans toutes ses premières pièces, Bruce Nauman s’active à un geste simple qui questionne le commencement de l’œuvre. Pour Art make up (4 vidéos, coul, env. 10’, 1967-68) où il entretient une relation plus manifeste à la peinture, Nauman se cadre à mi-corps, torse nu, en plan fixe et il se maquille de la tête à la taille une fois en bleu, une autre fois en rouge et ainsi de suite en quatre couleurs sur les quatre écrans exposés en carré. Les deux mains qui frottent, qui glissent et qui répandent la couleur visqueuse sur la peau étendent en quelque sorte les possibles du geste en peinture. L’installation vidéo montre le masque qui recouvre le visage à force de le badigeonner et au bout du compte, le masquage du corps entier sous la peinture. Au sujet d’une de ses dernières pièces importantes, Fat Chance for John Cage (Mapping the studio I) (7 DVD, coul, son, 2001), dans laquelle Nauman n’apparaît pas, on est frappé à la vue de ces images de l’atelier, tournées en caméra à infrarouge la nuit, que le rien-à-voir donne tout de même ceci à voir : qu’en se retirant, le geste de l’artiste opère encore suspendu au lieu de travail, même abandonné.
Au cours des années 70, Gordon Matta-Clark réalise une série d’œuvres éphémères dont seuls restent les films tournés par lui, pour la plupart en super 8. Le plus souvent, il s’agit de bâtiments désaffectés qu’il découpe ou qu’il sectionne leur conférant des profondeurs différentes, traversées de luminosités nouvelles. Dans Fresh Kill (coul, 13’, 1972), on voit l’artiste au volant de son véhicule heurter volontairement et de plein fouet un bulldozer. Le pick up rouge voué à la destruction et aussitôt transbahuté à la décharge où il subit les compressions d’usage évolue comme une tache de couleur vive dans ce charnier à déchets industriels. Le véhicule que les grues mécaniques réduisent à de la tôle écarlate avant de passer à l’état de charpie prend une qualité sculpturale ainsi que picturale pour un bref instant. De la ruine de l’objet contingente à sa production, Matta-Clark isole une voie possible à l’œuvre d’art fugace et éphémère qui existe surtout dans le déroulement de son agissement, un geste ordinaire, démultiplié et éventuellement délégué constituant l’œuvre en soi.
À la jonction entre ces deux modes artistiques, l’un faisant valoir l’objet fini et l’autre le processus, il y a le merveilleux travail de Robert Morris et ses Blind Time Drawings (1973-2000). Cet artiste qui avait abandonné la peinture après avoir tiré ses leçons de Pollock sur l’importance du corps, et de Duchamp sur l’anti-rétinien, revient au dessin y incluant un facteur temps qu’exige une activité méthodique, un temps réel où ce que l’on fait est ce que l’on fait, précise Morris. L’image est l’aboutissement d’une activité soumise à condition dont la principale consiste à se bander les yeux.
Dessinant à l’aveugle, il repousse la question de la pure visibilité toujours suspecte à son avis. {…} lever délibérément tout contrôle optique dans l’intention de produire un artefact destiné au regard, comment mieux définir une telle tentative que par la volonté de « réunir les contraires », énonce Jean-Pierre Criqui.( J-P. Criqui, « Dessiner, rêver peut-être… Robert Morris les yeux fermés », Comme le rêve, le dessin, Paris, Louvre/Centre Pompidou, 2005). Morris qui travaille à deux mains se donne également une durée à laquelle correspondre et un ordre à suivre dans le déplacement des doigts sur la feuille. La task performance qui s’assigne de voir au-delà de la vision à l’instar du rêve, et son déroulement à tâtons sont indissociables du résultat. En ce sens, le film Blind/Time (24’, 1995) que Teri Wehn-Damisch réalise avec Morris sans coupure, ni montage constitue une pièce maîtresse du travail.
Non seulement, il nous fait vivre le temps de l’œuvre et il nous donne à voir ses étapes successives dont la remarquable scène des mains qui palpent le papier, des doigts et des phalanges qui s’y impriment et qui se chargent de mine de plomb à nouveau, mais il nous plonge dans un troublant rapport de regardeur du non-voyant. D’autant que Morris en train de dessiner debout face à la caméra a les yeux en permanence, clos. Et qu’il désamorce ainsi quelque chose du côté du spectateur auquel il souffle qu’il n’y a rien à voir. Ou serait-ce qu’il y a autre chose à voir en ce geste, que l’on serait tenté de nommer le désir inconscient ?