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- 18 décembre 2020
Questions & réponses à Ghislain Mollet-Viéville à propos de Sol LeWitt
By Isabelle de Visscher-Lemaître // décembre 2020
Cet échange de questions et réponses qu’Isabelle de Visscher-Lemaître adresse à Ghislain Mollet-Viéville au sujet de Sol LeWitt et de son œuvre a été réalisé en décembre 2014 à l’occasion de la projection du film Sol LeWitt de Chris Terrink.
(Doc.Eye Film, 72 min., Pays Bas, 2012) au CAC-La Traverse, SensoProjekt ayant été invitée à programmer une série de films sur l’art par sa directrice, Bettie Nin.
Isabelle de Visscher-Lemaître : L’œuvre de Sol LeWitt, est-elle minimaliste ou conceptuelle ?
Ghislain Mollet-Viéville : Il faudrait commencer par définir très rapidement l’art Minimal & Conceptuel. Pour l’art minimal, Robert Morris parle de structures primaires (sans qualité) qui proposent des objets réels expérimentés pendant un temps réel et dans un espace réel.
Les œuvres composées de cubes blancs de Sol LeWitt rentrent pour une part dans cette définition. Il les appelle d’ailleurs lui aussi des structures.
A) Ce sont des formes bien réelles car leur géométrie ne renvoie qu’à elle-même, qu’à leur propre réalité. Elles ne font pas appel à notre imaginaire.
B) Ces cubes ne relèvent d’aucune créativité, les cubes ne constituent pas un scoop artistique, leur banalité fait que l’on comprend qu’il faut plutôt s’intéresser à leur dispositif sériel : ils sont en effet placés selon un ordre donné par des principes sériels propres aux mathématiques. Il y a donc un temps réel qui est nécessaire pour que le regard opère un cheminement le long de l’œuvre. Parfois nous sommes invités à poursuivre la suite mathématique au-delà des cubes eux-mêmes.
C) Sol LeWitt se distancie de l’art minimal par le fait que ses œuvres ne prennent pas en compte l’espace qui les accueillent : elles sont presque toujours autonomes bien qu’il affirme que le site l’inspire pour concevoir son œuvre.
Les cubes blancs de Sol LeWitt sont proches d’un art conceptuel entendu avec un petit « c » (conceptuel comme adjectif). C’est ce qui apparaît dans un entretien qu’il a eu avec Lucy Lippard en 1972. Les œuvres de Sol LeWitt mettent l’accent sur l’idée plutôt que sur l’effet matériel, physique.
C’est pour cela que ses cubes sont de couleur blanche car c’est une couleur qui s’efface au regard, se remarque moins sur les murs blancs.
Le concept chez Sol LeWitt est très fort puisqu’il établit une sorte de langage entre sa structure sérielle et nous. Ce langage, c’est celui des mathématiques. On peut dire que les structures de Sol LeWitt nous parlent à travers ce langage. Un langage qui n’est pas celui de l’artiste mais en toute objectivité celui des mathématiques. Et c’est du point de vue de ce langage que l’art de Sol LeWitt est conceptuel.
Sol LeWitt relève également de l’art Conceptuel parce que ses cubes blancs sont très proches de leur dénomination verbale : si l’on nous parle d‘un cube blanc, il est facile de le concrétiser dans son esprit et d’ailleurs Sol LeWitt dit que même un aveugle peut prendre connaissance de son œuvre car il suffit de la lui décrire.
Avec ses premiers Wall Drawings, son art est encore plus conceptuel puisque c’est seulement une description du dessin mural qui est donnée au responsable de son exposition pour la réalisation de l’œuvre. L’artiste ne réalise pas le dessin mural lui-même. Au début il considérait même que les erreurs dans la réalisation faisaient partie de l’œuvre à la condition qu’elles ne dénaturent pas l’idée qui en avait été à l’origine. Si l’erreur dénature l’idée de départ, alors Sol LeWitt considèrera que c’est une œuvre de celui qui l’aura dessinée.
Longtemps Sol LeWitt a accepté que tout le monde puisse dessiner la plupart de ses premiers Wall Drawings et se les approprier sans son autorisation ou celle de son collectionneur. Il considérait même que si le dessin est correctement réalisé c’est une œuvre de lui qui est authentique (cf son entretien avec Andrea Miller-Keller en 1981-1983). Mais le dessinateur ne pourra pas la revendre car la transaction ne peut se faire qu’à l’aide d’un certificat signé par lui.
Tout cela relève bien d’un art conceptuel avec un petit « c » et non pas de l’art Conceptuel avec un grand « C » et Sol LeWitt l’a dit dans son entretien avec Andrew Wilson en 1993 : « je n’étais pas tellement impliqué dans l’art Conceptuel en tant que mouvement ; je voulais utiliser la forme abstraite ou géométrique pour générer d’autres idées, non pour m’enfoncer dans le marigot (marécage) de la philosophie. »
Dans l’art Conceptuel strict, ce sont les mots qui sont présentés en priorité à titre d’œuvre, pour être ensuite interprétés dans notre imaginaire. Alors qu’avec les Structures et les Wall Drawings de Sol LeWitt, ce n’est pas la description d’une œuvre qui nous est proposée à titre d’œuvre, c’est la composition de cubes (bien physiques) et le dessin au mur (bien réel) qui constituent l’œuvre. Seul le cartel peut éventuellement proposer, à titre d’information, la description du Wall Drawing.
Enfin ne perdons pas de vue, que les œuvres choisies par Sol LeWitt pour illustrer ses célèbres Paragraphes sur l’art conceptuel sont de : Donald Judd, Robert Morris, Carl Andre, Dan Flavin, Robert Smithson, des œuvres qui relèvent de l’art minimal ou de Joe Baer et Mel Bochner qui ne veulent pas être associés à l’art Conceptuel.
IDVL : Dans ses fameux textes Paragraphes sur l’art conceptuel ou Phrases sur l’art conceptuel, Sol LeWitt fait appel à l’irrationnel, tout en élaborant une forme très stricte, n’est-ce pas contradictoire ?
GMV : Oui, mais encore faut-il savoir ce qu’il entend vraiment par « irrationnel » parce que c’est vrai, les progressions, combinaisons et permutations opérées dans ses œuvres Structures sont bien d’ordre mathématique et donc rationnel. Je crois que Sol LeWitt dit que les artistes de l’art conceptuel ne sont pas rationnels car il pense qu’ils se lancent dans de nouvelles idées « non conformes » et n’obéissent pas aux règles établies (rationnelles) de l’art.
IDVL : Et aller à l’irrationnel, n’est-ce pas exactement ce qu’ont fait les Expressionnistes abstraits (après les surréalistes) ?
GMV : Je vous laisse répondre à cette question.
IDVL : Il y avait un désir d’atteindre en peinture à un certain irrationnel par les peintres expressionnistes abstraits, Pollock en tête, me semble-t-il. Sachant que le vrai se dénicherait davantage par ce biais. L’influence du surréalisme et de la psychanalyse jouait son rôle. La question de l’inconscient taraudait certains. Donc, cette peinture s’accoquine avec l’irrationnel, au sens de la non-maîtrise. Tandis que l’art conceptuel avec Sol LeWitt dit vouloir préserver l’intuitif. Sol LeWitt veut aller dans le sens de l’irrationnel comme du « non dirigé par des règles », et il promeut en ce sens le champ libre et ouvert au nouveau. L’on parle donc de deux irrationnels différents. Mais si l’on s’accorde sur le principe que ces mouvements d’avant-garde ont fonctionné de façon dichotomique par thèse et antithèse, l’un s’inscrivant en contre du mouvement précédent, la tendance suivante a parfois joué l’envers de la même pièce !
Ainsi l’expressionnisme abstrait voulait plus de subjectivité, tandis que le conceptuel voulait évacuer toute subjectivité. Et l’irrationnel a servi les deux causes !
IDVL : En quoi, LeWitt est-il un successeur de ces peintres, autant qu’en réaction contre eux ? Je pense à l’adoption de la bidimensionnalité de la toile …
GMV : Oui, Sol LeWitt a un point de vue critique sur les effets illusionnistes et pervers de la perspective. De ce point de vue là, ses œuvres peuvent être rattachées aux principes du formalisme américain (comme l’art Minimal).
IDVL : Est-ce que Sol LeWitt est révolutionnaire lorsqu’il privilégie le concept à l’objet matériel ? Et ce, en laissant dans ses premiers Wall Drawings notamment, l’initiative quant à la réalisation de ses œuvres à des tiers ?
GMV : Est-ce dans le fait qu’il y a une liberté de réalisation pour tout un chacun qu’il est révolutionnaire ? Pas vraiment si l’on veut bien se rappeler que Marcel Duchamp bien avant lui, disait que « C’est le regardeur qui fait le tableau ». Et dans une conférence en 1957, Duchamp disait : « Somme toute, l’artiste n’est pas le seul à accomplir l’acte de création car le spectateur établit le contact de l’œuvre avec le monde extérieur en déchiffrant et en interprétant ses qualifications profondes et par là, le spectateur ajoute sa propre contribution au processus créatif. »
Dans le même ordre d’idée, Marcel Duchamp disait à Sydney Janis d’aller choisir lui même un urinoir pour réaliser Fountain ou à Robert Rauschenberg d’acheter un porte-bouteilles pour constituer un readymade.
N’oublions pas non plus ses prédécesseurs dans la liberté de réalisation avec George Brecht et ses boîtes Water Yam Complete Events (1959-1965) pour lesquelles il dit ceci en 1973 (dans un entretien avec Irmeline Leeber) : « … Je voudrais laisser à tout le monde un maximum de liberté. Certaines propositions ont été réalisées par moi, d’autres non ; si le spectateur préfère l’objet à l’idée, il choisira. Il pourra aussi le réaliser lui-même. Tout est ouvert. »
IDVL : S’il y a quatre dates à retenir de sa chronologie, est-ce 1967 (sa publication Paragraphs on Conceptual Art), 1974 (MauritsHuis, La Haye), 1978-79 (Venise, puis MoMA, New York), 1980 (passage à l’encre, aux couleurs vives, aux pyramides, aux formes curvilignes…)
GMV : Je pense que dans la chronologie des œuvres de Sol LeWitt, la date la plus importante est celle de ses Paragraphes sur l’art conceptuel en 1967 (un propos général et théorique) mais j’y ajouterais ses Phrases sur l’art conceptuel qui constituent un schéma opérationnel pour automatiser l’art en 1969.
La date de 1974 est à retenir pour la série de ses Incomplete Open Cubes. Je considère cette série comme la plus importante dans son œuvre avec les Wall Drawings.
La date de 1978-79 marquerait selon moi la fin de la meilleure période de Sol LeWitt mais je comprends parfaitement que l’on puisse préférer ce qu’il a réalisé ensuite à partir de 1980.
Et c’est là qu’on en arrive au sujet du film…
Ghislain Mollet-Viéville est Agent d’art et Expert-conseil. Expert honoraire près la Cour d’Appel de Paris, il est aussi membre de l’Association Internationale des Critiques d’Art (AICA). Spécialiste de l’art minimal & conceptuel, il a publié de nombreux articles en la matière. Avec ses articles, il contribue aussi à la renaissance de la Revue de Paris.
Au CAC-La Traverse, Centre d’art contemporain d’Alfortville, SensoProjekt a programmé pour la saison 2014-15, les films suivants :
- Sol LeWitt de Chris Teerink (Doc.Eye Film, 72 min., Pays Bas, 2012) – en présence de Ghislain Mollet-Viéville.
- Whisky Time – Portrait de Charlemagne Palestine de Guy-Marc Hinant et Dominique Lohlé (SubRosa, 55 min., Belgique, 2012) – en présence de Liliane Vincy.
- Matthew Barney : No Restraint de Alison Chernick et Matthew Barney (Love Streams Agnès b Productions, Voyeur Films, 72 min., France, USA, 2006) – en présence de Isabelle de Visscher-Lemaître.
- Un voyage américain : sur les traces de Robert Frank de Philippe Séclier (Silex Films, 58 min., France, 2009) – en présence du réalisateur.