- Webmaster SENSOPROJEKT
- 4 février 2022
Questions & réponses à Gwenaël Breës à propos de son film In a Silent Way
By SensoProjekt (Isabelle de Visscher-Lemaître & Valérie Barot-Nouzille)Cet échange de questions & réponses a été réalisé entre décembre 2021 et janvier 2022 suite à la vision du film In A Silent Way au BAFF à Bruxelles en novembre 2020 – où il a reçu le Prix du Film sur l’art (ex aequo avec Juste un mouvement de Vincent Meesen).
In A Silent Way, Gwenaël Breës, Dérives (Julie Frères), Savage Film, CBA, RTBF, 88 min., anglais, français, sous-titré F&A, Belgique, 2020
TICKETS Fan du groupe Talk Talk aujourd’hui disparu, Gwenaël Breës embarque son équipe de tournage sur les côtes anglaises, à la recherche de son très charismatique et énigmatique chanteur Mark Hollis.
www.baffestival.be
|
SensoProjekt : In a Silent Way est votre premier film comme auteur réalisateur, exact ? Combien de temps y avez-vous consacré ?
Gwenaël Breës : C’est mon premier film avec une vraie production, mais auparavant j’ai réalisé plusieurs documentaires auto-produits et des films d’ateliers, parfois réalisés collectivement avec des habitants de certains quartiers de Bruxelles, la ville où j’habite depuis toujours. Jusque-là, tous mes films étaient ancrés dans un contexte urbain, s’intéressant par exemple aux conséquences sociales des transformations urbaines.
J’avais ce film sur Talk Talk en tête depuis longtemps. J’ai écrit une première note d’intention en 2009, mais je n’avais pas trouvé de producteur. A un moment, j’ai failli en faire une création sonore, ou un livre, puis en 2016 un producteur s’est finalement montré intéressé. Le film a été terminé en mars 2020. Donc ça a mis quatre années. En réalité, il y a eu environ un mois de tournage divisé en trois voyages, de longs mois de montage, plusieurs semaines de mixage et d’étalonnage, mais tout ça réparti sur quatre ans. Comme souvent avec les films à petits budgets, ce n’est pas la création qui prend le plus de temps, ce sont les aléas de la production. Ce qui m’a permis de ne pas perdre l’envie et la spontanéité, c’est qu’on a fait une partie des tournages sans attendre qu’il y ait des budgets.
SensoP : Vous rencontrez toutes les oppositions, refus, obstacles pour accéder à votre sujet central, Mark Hollis, chanteur et fondateur du groupe Talk Talk. Vous dites avoir failli abandonner. Qu’est-ce qui vous a persuadé de poursuivre ? Et comment ?
Je savais d’emblée que ce serait compliqué de rencontrer les principaux musiciens de Talk Talk. Mark Hollis n’avait pas accepté une seule interview depuis la sortie de son solo en 1998, et comme je le dis dans le film, son mutisme était contagieux, comme s’il avait déteint sur ses proches et anciens proches. La plupart des membres de Talk Talk ne se voyaient plus depuis des années, mais tous respectaient ce silence médiatique. Sauf qu’à l’époque, je ne savais pas exactement ce qu’était devenu Mark Hollis et cet effacement de la vie publique et ce refus de parler du passé faisaient partie de ce qui m’inspirait. Je ne voyais donc aucune raison d’abandonner.
Au départ, j’ai abordé le film d’une manière très ouverte, en me disant qu’il pourrait prendre telle ou telle direction en fonction de ce qui allait se passer. Je laissais une chance à la probabilité que je finisse par rencontrer certains de ces musiciens. Je me disais qu’ils refuseraient sans doute tous d’évoquer leur passé, mais que certains accepteraient peut-être de parler de ce qui les animait au présent. En fait, je n’ai essuyé que des refus ou des silences.
J’avais choisi de contacter d’abord des personnes du « second cercle » comme l’ingénieur du son Phill Brown, en espérant que ça me mènerait aux principaux membres de Talk Talk. D’une certaine manière, ce plan a fonctionné, mais pas comme je le souhaitais ! Mark Hollis a entendu parler de mon projet avant même que je l’ai contacté. Un jour, j’ai reçu une lettre de son avocat, m’interdisant fermement d’utiliser ses musiques et me sommant d’abandonner mon projet. J’ai alors écrit à Mark Hollis pour qu’il comprenne ce qui m’animait, que je m’intéressais à la musique, à la démarche, à l’esprit, pas à sa personnalité ou sa vie privée, pas à faire un biopic avec une succession d’interviews et d’archives. Il m’a répondu très amicalement, mais en me demandant de respecter sa position de “laisser ces disques exister par eux-mêmes” et donc de renoncer au film.
C’est cet échange avec Mark Hollis qui a failli me faire abandonner. Pas à cause de l’aspect juridique : rien ne m’empêchait d’évoquer une œuvre et des gens qui ont été des personnalités publiques. Pas non plus à cause de l’interdiction d’utiliser leur musique, ce qui était certes une contrainte supplémentaire mais qui avait l’avantage de régler une question encore ouverte dans mon esprit : je ne m’imaginais pas couper des fragments de ces disques ni les associer à mes images, alors que leur puissance est d’éveiller l’imaginaire propre à chaque auditeur… C’est la question éthique qui m’a fait hésiter : est-ce que j’allais faire un film contre la volonté de ceux à qui je voulais rendre hommage, et célébrer leur radicalité en la trahissant ? J’ai beaucoup réfléchi aux quelques phrases de Mark Hollis, et je suis arrivé à la conclusion qu’il existait un espace pour faire ce film tout en respectant son intégrité. Cet espace, c’est celui de ma relation à cette musique : ces disques existent, on peut encore les acheter chez les disquaires, je les écoute depuis très longtemps, ils font partie de mon intimité et ça, ça m’appartient.
SensoP : Vous optez pour une forme narrative à la première personne. Est-ce bien votre voix qu’on entend raconter les différents épisodes de cette quête infernal à rencontrer Talk Talk ? Vous adoptez le déroulé du road movie pour réaliser ce rockumentaire. En va-t-il d’un portrait d’un coin de l’Angleterre musicale des années 1980-90 autant que d’un portrait en creux de ce musicien fantôme et aussi de vos propres émotions de jeunesse ? Où est le curseur ?
GB : J’ai souvent du mal avec les voix off dans le cinéma documentaire. Au départ, je n’en voulais pas. Tout comme je n’imaginais pas être à l’image. Mais toute une série de choix ont découlé des questions éthiques posées par l’échange avec Mark Hollis. Le film s’est recentré sur une quête personnelle, la mienne. Notre voyage est devenu une trame, l’équipe du film un personnage… et le micro aussi puisqu’il s’agit d’une quête sonore. Dans cette configuration, la voix off m’a paru être le choix le plus honnête, même si j’ai fait en sorte qu’il y en ait le moins possible. Je crois que ça aurait sonné faux si j’avais fait lire le texte par un comédien, alors je l’ai enregistré moi-même.
L’enjeu était de trouver une cohérence formelle avec les choix de ces artistes et avec leur absence à l’écran, une forme sonore et visuelle qui entre en résonance avec l’esprit des deux derniers albums de Talk Talk et du solo d’Hollis, le plus fidèlement possible, mais sans chercher à leur ressembler. Le curseur se trouvait là : faire un film qui ait quelque chose d’à la fois pictural, organique, naturaliste, intime et même un peu métaphysique, comme le sont ces disques, mais un film qui existe par lui-même et qui élargisse le spectre. D’où l’importance d’inscrire cette histoire dans le contexte de son époque (les années 70 et 80) et de son environnement (les régions d’Angleterre où ces musiciens ont évolué), ou encore de faire exister mes questionnements et mes contradictions dans le film – y compris par l’absurde lorsqu’on tourne autour de gens qui ne veulent pas nous voir ou lorsqu’on se rend dans des endroits où il n’y a plus rien à voir…
Au-delà d’un portrait en creux et d’un film sur l’absence, j’ai essayé d’y aborder par petites touches des dimensions liées à des choix de vie, à l’intégrité, au jusqu’au-boutisme, à la rupture, au doute, mais toujours en laissant beaucoup de place au spectateur. Il y a des liens que je vois dans ce film et que personne ne semble remarquer, et il y a aussi des choses que des spectateurs voient et auxquelles je n’avais jamais pensé. Je suis content de ça !
SensoP : Clairement, le groupe Talk Talk évolue. Les musiciens du début (Lee Harris, Paul Webb, Simon Brenner) changent. En tout cas, Brenner le claviériste quitte le groupe dès 1983, viendra Ian Curnow (un des rares à accepter de participer à ce documentaire) pour être remplacé par Tim Friese-Greene qui décline l’offre de devenir membre à part entière du groupe, mais y jouera un rôle de plus en plus important au fil du temps comme producteur et co-écrivain de la plupart des chansons avec Mark Hollis. Entre The Party’s over ou It’s my Life (avec le fameux morceau Such a Shame) et The Colour of Spring puis surtout Spirit of Eden, un chemin colossal est parcouru. On abandonne les synthétiseurs. On passe à une musique qui mêle jazz et ambient. Hollis refuse de repartir en concert. EMI leur firme, ne suit pas sauf à rééditer des morceaux anciens. Laughing Stock, le cinquième et dernier album sortira en 1991. Ils ne sont plus que trois à y participer, Hollis, Friese-Greene et Harris. C’est la débâcle. Le groupe qui tient de 1981 à 1992 se disloque. Hollis va opter pour le mutisme radical. Est-ce un énorme pied de nez qu’il veut faire à l’industrie de la musique et sur lequel il ne dérogera pas ? Quelle est votre lecture des faits ?
GB : Je ne suis pas sûr qu’il y ait une réponse simple. C’est un ensemble de motivations, de personnalités, de traits de caractère, de circonstances, de réactions à un contexte… Je pense qu’il y a d’abord eu des musiciens autodidactes qui avaient envie de créer, de percer, d’être reconnus. Puis peu à peu un besoin de se libérer des carcans de l’industrie musicale, des genres et des étiquettes, des structures classiques de composition, de l’imposition de la technologie, d’aller vers plus de spontanéité et de silence… Après le succès de leur troisième album (The Colour of Spring), ils ont été en position de sortir de l’engrenage et d’arrêter de faire des concessions.
Dans ce mouvement vers l’épure, ils ont fait en sorte de laisser la musique exister de plus en plus par elle-même, avec une remarquable volonté de ne jamais se répéter, de tourner une page après chaque album, de penser à la suite, de ne retourner en studio que si on trouve une bonne raison, sans se sentir obligé. L’arrêt des concerts a d’ailleurs été motivé notamment par la lassitude de jouer les mêmes morceaux chaque soir sur scène. C’est pour ça que ce parcours a été si intéressant mais aussi tellement bref : Talk Talk n’a sorti que cinq albums, ils ont arrêté les concerts au bout de cinq ans, ils n’existaient plus au bout de dix ans, Hollis n’a enregistré qu’un album solo… C’est une attitude qu’on peut percevoir comme radicale parce qu’on est habitués aux groupes qui vivent sur la répétition de leur répertoire et sur la perpétuation de leur style, mais elle est très saine et inspirante, même si tout ça s’est fait avec beaucoup d’exigence et d’intensité et que ça a marqué les relations humaines entre les musiciens.
En ce qui me concerne, ce qui est amusant c’est que j’ai fait un film volontairement elliptique, qui donne peu de réponses, alors qu’en parallèle j’ai appris plein de choses sur le processus créatif de ce groupe et que ça a continué à aiguiser ma curiosité. Après le film, j’ai continué à creuser cette histoire, à faire de nouvelles interviews, comme si j’avais encore besoin de rassembler des pièces du puzzle. J’ai écrit une série d’articles parus sur le site de Gonzaï https://gonzai.com/talk-talk-revisited/, qui raconte ce parcours de manière beaucoup plus journalistique et détaillée. Je suis en train d’écrire le dernier article et j’ai d’ailleurs beaucoup de mal, peut-être parce que c’est un peu comme mettre un point final à tout ce travail.
SensoP : Car Hollis dit qu’il veut que sa musique vive seule, qu’elle existe par elle-même. Mais elle a eu tendance à ne plus vivre du tout ! S’il interdit toute discussion, toute retransmission, on l’oublie ! On connaît mieux Joy Division ou Radiohead… Est-ce encore une fois l’insupportable mise en tenaille des groupes, sous la pression commerciale des producteurs ?
GB : C’est comme si ce groupe avait toujours été victime d’un malentendu artistique. D’un côté, il y avait ces musiciens aux influences éclectiques qui voulaient évoluer de disque en disque, comme Bowie a pu le faire, avec l’ambition de faire une musique pouvant traverser les époques. De l’autre côté, leur label les voyait comme un produit de consommation rapide qui devait coller à l’air du temps. C’est frappant dès qu’EMI signe avec Talk Talk en 1981 : on leur colle le producteur de Duran Duran pour leur premier disque, le plus synthétique et le plus daté dans ses sonorités, alors que les membres du groupe évoquent déjà dans leurs interviews des inspirations comme Otis Redding, The Doors, John Coltrane…
Mais je pense que leur relation avec l’industrie est plus complexe. D’une part, c’est vrai que les firmes de disques ont systématiquement trouvé le nouvel album moins vendable que le précédent. Après Spirit of Eden, il y a eu des procès entre Talk Talk et EMI. Lorsqu’EMI a sorti une compilation des morceaux de Talk Talk remixés, Hollis leur a fait un procès et a obtenu qu’elle soit retirée de la vente. Quand Polydor a reçu les bandes de Laughing Stock, ils ont mis plusieurs mois avant de le sortir et ont arrêté de le commercialiser au bout d’un an. Quand ils ont reçu le solo d’Hollis, ils ont d’abord refusé de le sortir… tout en lui proposant un contrat pour enregistrer un autre album ! Bref, tout ça a participé à le décourager. D’ailleurs, on peut noter que tous les disques qu’ont fait Lee Harris, Paul Webb ou Tim Friese-Greene après Talk Talk ont été auto-produits ou sortis sur des labels indépendants, jamais plus sur une major.
Mais d’autre part, si EMI et Polydor n’avaient pas financé Spirit of Eden, Laughing Stock et le solo d’Hollis, en laissant toute liberté aux musiciens, on ne serait pas en train d’en parler 30 ans plus tard.
Alors, sans doute que « le grand public » ne connaît pas les derniers disques de Talk Talk et l’album solo d’Hollis, mais ceux qui les découvrent les gardent souvent comme de précieux albums de chevet. Et je pense que ça correspond à une intention délibérée de les laisser être découverts par le bouche-à-oreille, que les auditeurs aillent vers eux plutôt que de les vendre en les entourant d’images, d’apparats et de marketing racoleur. Les musiciens de Talk Talk ne sont jamais apparus sur leurs pochettes, ils n’étaient pas à l’aise sur les plateaux télé, ils ont toujours essayé de faire des clips « différents » avant de choisir de ne plus en faire du tout. Mark Hollis disait qu’en donnant des interviews, il ne pouvait qu’abîmer sa musique. Il a fait des pieds et des mains pour que son album solo ne porte pas le nom de Talk Talk, sorte sans titre et avec une pochette peu attractive. Il disait que ses disques demandaient une certaine exigence d’écoute. Et ce n’est pas pour rien s’il a tout fait par la suite pour qu’il n’y ait pas de film sur lui – j’ai appris qu’il avait dissuadé plusieurs réalisateurs avant moi…
C’est quelque chose que j’ai compris lors de l’échange de courrier avec lui, et qui m’a d’autant plus convaincu de la justesse de laisser la musique en dehors du film. D’ailleurs, il y a beaucoup de spectateurs qui découvrent les disques après avoir vu le film, et je vois ça aussi comme une manière d’entretenir le bouche-à-oreille. Ce sont des artistes qui ont voulu que leur œuvre se diffuse de cette manière, ça fait partie de l’expérience d’écoute.
SensoP : Par ce film ultra personnel, de musique sans musique, de musiciens sans musiciens, de notoriétés sans notoriété répercutée par les personnes interviewées dans la rue et qui ne connaissent manifestement pas Talk Talk (passage succulent de votre film, qui énonce bien l’échec perpétuel que vous rencontrez), donnez-vous renaissance à Mark Hollis ? Qui du reste décède juste après votre tournage, ce qui est assez fou !
GB : Mark Hollis semblait chercher l’oubli et très bien s’accommoder de son sort d’anonyme. Il gagnait sa vie avec les royalties de ses anciens tubes, et ses albums plus personnels continuaient à se diffuser peu à peu et à marquer plein de mélomanes – c’est la force de ces disques : ils sont intemporels. Il s’était beaucoup consacré à sa famille et avait développé d’autres passions. Il continuait à faire de la musique pour lui-même et avait fait quelques tentatives de composer de la musique pour des films, mais il n’avait manifestement aucune intention de réenregistrer un disque ni de se remettre un jour à chanter. De ce point de vue, un projet de film qui l’aurait remis dans la lumière devait arriver comme un cheveu dans la soupe.
En 2016, quand il a répondu à ma lettre, j’ai décidé de ne pas y donner suite immédiatement. Je voulais le faire plus tard en lui envoyant l’une ou l’autre séquence montée en vidéo, une manière d’entretenir un dialogue et de lui tendre une autre perche avant que le film n’existe. On devait entamer la première session de montage le 1er mars 2019. Il est mort une semaine avant. J’étais effondré. Pendant un temps, le film ne me semblait plus avoir de sens.
SensoP : La mort de M. Hollis vous a-t-elle impacté ? Votre voix dans le film est sensiblement monocorde. Peut-être est-ce une volonté de neutralité…
GB : Je ne le connaissais pas personnellement et c’était un personnage public très introverti, mais il transmettait beaucoup d’émotions par sa musique et par son chant, et je me sentais proche de certains aspects de sa personnalité. Même s’il avait déjà volontairement « disparu » depuis longtemps, il était encore là quelque part. Donc oui, ça m’a chamboulé à un niveau personnel.
Par rapport au film, je me sentais mal pris. La dimension du film en tant que dialogue avec lui avait brutalement disparu. Je trouvais inapproprié de faire un film au moment où les médias se souvenaient tout d’un coup de Mark Hollis, que les hommages pleuvaient, que des biographies commençaient à s’écrire. J’avais l’impression d’être un vautour, que le film serait perçu comme opportuniste. Et puis, on avait interviewé tous les protagonistes de son vivant : ils parlent de lui au présent, mais comment raccorder ça avec les séquences que je comptais encore tourner ?
Pendant quelques semaines, on a tout mis en suspens. Puis on a commencé le montage en laissant de côté les images évoquant directement Mark Hollis – je me souviens qu’à ce moment-là, j’étais incapable d’écouter un disque de Talk Talk. Petit à petit, on s’est rapproché de ce qui serait le cœur du film. Il me semblait inévitable d’aborder sa disparition, mais je ne savais pas comment. J’ai essayé par la voix off mais c’était déplacé. Finalement je me suis rendu compte que la solution était simple : il suffisait de garder l’impulsion de départ d’un hommage au vivant, en montant le film tel quel, en abandonnant les séquences que je comptais encore tourner, et en ignorant son décès. Dans le film, il est vivant.
Si la voix est monocorde, c’est sans doute parce que je ne suis pas à l’aise avec les voix off et que j’avais du mal à placer la mienne dans un film quand même très personnel. Aussi, je ne voulais pas de pathos. J’ai essayé d’exprimer mon ressenti par le biais des images et des sons, de ne pas prendre trop de place, de laisser chaque personnage exister et chaque spectateur faire son propre chemin.
SensoP : Un autre parti-pris essentiel de votre film, c’est d’avoir rassemblé cinq musiciens qui ne se connaissent pas et qui vont improviser « la musique d’un film qui n’existait pas encore ». De toute évidence, l’attention portée à la bande son du film est capitale, le musical, le sonore, le bruit de la ville, de la nature, des animaux (que Mark Hollis revendiquait comme ses principaux interlocuteurs !) sont autant de pièces savamment « composées » pour reconstituer un puzzle aux nombreuses parties manquantes. Comment avez-vous travaillé avec ce son tantôt « joué » tantôt « capté » au montage ? Qui sont ces cinq musiciens et comment avez-vous procédé ? En organisant jam sessions après jam sessions ? Leur collaboration pour ce film aura-t-elle des suites ?
GB : La dimension sonore était primordiale. J’ai pensé à faire uniquement un travail de field recording, mais j’ai aussi trouvé belle l’idée d’ouvrir un espace de création propre au film, ce qui me semble assez fidèle à l’esprit de Talk Talk. L’idée était d’improviser une musique et de l’utiliser comme une matière à part entière au montage, en la travaillant par couches et par collages avec les sons enregistrés pendant le tournage et qui évoquent différents types de bruits et de silences. J’ai réuni des musiciens assez différents mais qui partagent une même attitude d’aimer explorer, de ne pas tomber dans la routine. Ils n’avaient jamais joué ensemble et ne connaissaient pas Talk Talk, ce qui était idéal pour éviter tout risque de pastiche ou d’imitation. Ils se sont retrouvés pendant trois jours dans un studio. Je leur ai donné des consignes et leur ai montré quelques plans bruts des tournages. Cela a bien fonctionné entre eux et je trouve le résultat excellent. D’ailleurs seule une petite partie est dans le film, il y aurait de quoi en faire un disque si on en trouve le temps. Et oui, il devrait y avoir des suites. Deux concerts étaient prévus en Belgique pour accompagner la sortie du film, fin 2021. Ils ont été annulés à cause des mesures sanitaires, mais on espère remettre ça courant 2022. Peut-être en France aussi, qui sait ?
SensoP : Au final, êtes-vous musicien vous-même ? Ou grand fan de musique post-rock ? En tant que réalisateur, et pour en venir à ce qui nous occupe le plus au sein de SensoProjekt, seriez-vous partant pour réaliser un autre documentaire sur un artiste plasticien des années ‘90’s, prenons par exemple, Wim Delvoye dont l’œuvre passe sensiblement sous les radars depuis quelques temps ?
GB : J’ai touché à plusieurs instruments et j’aurais bien aimé en faire mon activité principale, mais je suis parti vers d’autres choses. Je suis un mélomane comme beaucoup d’autres. Les disques que j’évoque dans le film ont contribué à m’ouvrir les oreilles, à décloisonner ma manière d’appréhender la musique, maintenant les genres m’ennuient.
J’ai quitté l’école très jeune, je suis autodidacte. C’est peut-être une des raisons pour lesquelles je me suis intéressé au parcours de Talk Talk ! J’ai la chance de pouvoir varier mes activités dans la vie. J’ai été journaliste en presse écrite, brièvement en télé et je continue mais uniquement dans la presse indépendante. Depuis 25 ans, je suis également impliqué dans un cinéma géré collectivement tant sur plan organisationnel que pour la programmation.
En tant que réalisateur je n’ai pas vraiment de sujet de prédilection. Je fais un film si j’en ressens le besoin. J’ai une envie pour un prochain film. D’emblée, j’ai senti que je devais éviter de retourner sur les terrains que j’ai déjà un peu explorés dans les précédents films. Je ressens aussi le besoin de trouver un autre rapport à la production, même si ça implique moins d’argent et plus de débrouille. J’aimerais pousser la recherche formelle beaucoup plus loin, sans qu’il y ait des financeurs à satisfaire. Je voudrais pouvoir travailler avec plus d’élan et de spontanéité, avancer d’avantage à mon rythme et d’une manière plus organique, en découpant moins les phases créatives. Prendre le temps d’essayer des choses, de les laisser reposer puis de les remettre à l’étrier, quitte à décider de repartir en tournage…