- SensoProjekt
- 23 septembre 2025
- Lieux Le 100ecs 100 rue de Charenton Paris 12e
- Réalisateurs Lucie Králová
- Pays de production République Tchèque, Slovaquie
- Caractéristiques sous-titré en Français
- Intervenants Kryštof Mařatka
KAPR CODE, de Lucie Králová, sous-titres français, production DOCUfilm Praha, Mindset Pictures, VIRUSfilm, Czech Television, Magic Lab – République Tchèque, Slovaquie, 91 mn, 2022.
Un « opéra-documentaire » de Lucie Králová, sur le compositeur tchèque Jan Kpar, sur un livret de Jiří Adámek et une composition musicale de Petra Šuško, interprétée par le Choeur Philharmonique de Brno dirigé par Petr Fiala, avec les musiques et les archives filmées de Jan Kapr.
Débat orchestré par Eric de Visscher, musicologue, commissaire d’expositions, membre de SensoProjekt, avec le compositeur tchèque Kryštof Mařatka
Ce beau sourire, son espièglerie, son goût des blagues, ne le prédestinaient pas à devenir un Prix Staline, la plus haute distinction culturelle en URSS. Non. Jan Kapr voulait être sportif. Un accident l’en a dissuadé.
Devenu compositeur officiel du régime, il avait souhaité que chacune de ses notes «respire le socialisme». Le régime lui-même l’en a découragé. Un mal pour un bien ! Lui qui s’était promis, suite à son accident, de devenir le meilleur en tout, il a entamé un virage musical à 90 degrés, se lançant dans des recherches acoustiques qui le feront entrer de plain-pied dans la musique contemporaine, tout en devenant dissident dans son propre pays.
Ce sont ces différents volets de sa personnalité, la complexité et l’ambivalence du personnage que KAPR CODE tente de déchiffrer, comme on déchiffrerait un code inconnu. Qui était Jan Kapr, ce nom effacé de la mémoire officielle ? La réalisatrice Lucie Králová a imaginé, avec le metteur en scène de théâtre expérimental et librettiste Jiří Adámek et la compositrice Petra Šuško, un langage filmique et musical spécifique : un « opéra documentaire » divisé en plusieurs actes, qui traverse la vie du compositeur de manière jubilatoire, à travers ses propres films amateurs, ses bandes magnétiques, des archives officielles, des photos, des lettres, ses compositions.
Les décors du passé et du présent se répondent, notamment le lac et le chalet où Jan Kapr avait bâti son paradis alternatif. L’eau, l’élément où il se sentait le mieux, sans handicap, sans apparatchiks, est omniprésente. Kapr veut dire carpe en tchèque, mais on pourrait aussi l’appeler le compositeur-sirène tant son plaisir dans l’élément liquide est manifeste. L’image est montée avec la musique dans un rapport très dynamique. Les répétitions de l’opéra rythment le fil chronologique comme un contrepoint. Le chef de choeur, Petr Fiala, dernier élève vivant de Kapr, réprimande les jeunes chanteurs qui ne saisissent pas la dureté des sons de l’époque soviétique. Lucie Králová parle à propos de ce film de «composition infinie», tant les musiques, lettres ou films personnels de Kapr, tous des fragments de mémoire qu’il avait lui-même orchestrés de son vivant, nous dévoilent constamment de nouveaux tiroirs de son passé.
MgA. Lucie Kralova, Ph.D. is an acclaimed Czech film director, scriptwriter and lecturer at FAMU Prague. Her docs, often on 16mm film, were screened at many international film festivals and received multiple awards. ILL-FATED CHILD (2003) and SOLD (2005) were both awarded as Best Czech Documentary at Jihlava IDFF; documentary detective story, LOST HOLIDAY (2007), distributed internationally on 35mm, received the Crystal Globe for Best Feature Doc at Karlovy Vary IFF and other prizes. Lucie also woks as a dramaturgist on significant documentaries, e.g. CAUGHT IN THE NET (2020) by Klusák/Chalupová (the most successful Czech doc in cinemas ever) and ALCHEMICAL FURNACE (2020) screened at IFF Rotterdam 2020. Recently, she has finished her second feature documentary KAPR CODE which was awarded Best Project at Avant Premiere/La Rochelle Pitch in Berlin 2020 and selected as WIP for Cinema du Réel Paris Doc Work in Progress 2021 during its development.
NOTE D’INTENTION DE LA RÉALISATRICE
Une découverte unique : une histoire révélatrice, un accès exclusif à des archives
Jan Kapr (1914-1984) compositeur progressiste et innovateur tchécoslovaque, auteur de 10 symphonies et de 180 oeuvres, a été consciencieusement effacé de la mémoire officielle sous le régime communiste. Je ne connaissais que quelques mythes et légendes le concernant, comme quoi il aurait été une sorte de « John Cage, version communiste », un « héros », mais aussi un « véritable animal politique ». J’avais pu admirer la façon dont il avait transposé musicalement la poésie visuelle de Christian Morgenstern en créant des « effets » similaires dans sa composition Guten Morgen, Stern (1973) ou comment il avait retranscrit certaines célèbres parties d’échecs dans sa partitions La Sonate pour échecs (1972).
C’est pourquoi j’ai été totalement fascinée de découvrir que la fille de Kapr, Magda (60 ans) habite toujours dans l’appartement de son père, au milieu des cartons qui renferment l’héritage de celui-ci et dont la plupart n’ont jamais été ouverts depuis sa mort. Ces grands cartons sont remplis de lettres, dont des lettres d’amour ou des lettres politiques, des manuscrits de ses partitions, de rapports de la police secrète, de photographies, de bandes magnétiques avec l’enregistrement de ses compositions ou de sa voix et –surtout– de dizaines de bobines de films amateurs 8 mm. Magda a accepté l’idée d’un film qui pourrait révéler certaines parties cachées de la vie de son père, ne sachant pas, elle-même, grand-chose de lui. Elle nous a donné un accès exclusif à toutes les archives, y compris aux documents les plus personnels, et notre enquête de détectives a commencé.
Après deux ans de recherches et d’enquête, l’histoire de Kapr a peu à peu émergée et on aurait dit qu’elle sortait tout droit d’un « manuel d’écriture de scénario de fiction » : une histoire forte, surprenante, paradoxale, ambivalente, avec des retournements de situation et un arc narratif. Au cours de sa vie, Kapr a connu de profonds bouleversements, tant dans sa vie personnelle, son parcours politique que dans sa création : depuis ses débuts de jeune gymnaste prometteur jusqu’à son invalidité à vie, après une grave chute aux anneaux alors qu’il avait seize ans ; d’une vie solitaire à côtoyer la mort, à une carrière à un poste élevé dans la sphère politique; de l’adoration du stalinisme, à son rejet ; de la composition de musique de propagande, aux expérimentations les plus osées à base d’électronique et de cris d’enfants ; de son statut de communiste influent, à celui de créateur banni, après le renvoi de son « Prix Staline » en 1968, suite à l’invasion de la Tchécoslovaquie par les troupes soviétiques. Après l’interdiction de jouer ses oeuvres, Kapr a commencé à les faire passer à l’étranger où elles ont été jouées et appréciées par des formations et des noms prestigieux de la musique, comme l’Orchestre de la Radio de Hambourg ou l’orchestre philharmonique de Munich.
Je me suis posée la question de savoir comment rendre la vie de Kapr à travers un film, tout en gardant la complexité, l’ambivalence et la force de celle-ci et en prenant en compte tous les aspects, y compris les « trous » ou les « angles morts » de la mémoire. Mais avons-nous le droit d’interpréter la vie de quelqu’un, surtout quand celle-ci soulève tant de questions et est traversée par tant de contradictions ?
Le Titre choisi pour le documentaire : « LE CODE KAPR » renvoie à une oeuvre célèbre de Jan Kapr : Codes [Šifry] qui utilise la méthode d’encodage et de décodage. Le film travaille de la même manière et donne à voir Kapr, lui-même, comme une sorte de « code ». Dans un même individu, deux personnalités : celle d’un éminent communiste et d’un dissident se rencontrent. Pour interpréter cet héritage de manière responsable et dans une perspective contemporaine, nous avons décidé d’élaborer un langage filmique spécifiquement « musical », similaire à la recherche d’un nouveau langage musical que Kapr a mené tout au long de sa carrière.
Un nouveau genre : le documentaire-opéra
Pour opérer cette transposition filmique de la vie de Jan Kapr, nous avons choisi de faire appel à un genre nouveau et original le « documentaire-opéra » qui nous permet de montrer à quel point la vie personnelle de Kapr, tout comme sa vie publique sont liées à son évolution musicale ainsi qu’ à son univers intérieur. Pour cela, nous travaillons en utilisant le style et les moyens du l’ « Opéra contemporain », genre de musique progressiste et contemporaine qui se concentre sur les problèmes actuels et s’adresse principalement aux jeunes ou aux classes d’âge moyen. Cette forme nous permet d’élargir les possibilités de scénarisation et de mise en scène et de passer d’un « biopic » ordinaire à une expérience spécifique, celle de l’univers sonore d’un héro ambivalent et complexe qui ne vit plus mais est encore « vivant » à travers sa musique, ses lettres et les nombreuses images de ses films amateurs.
L’auteur du livret est le metteur en scène et librettiste Jirí Adámek qui a travaillé sur des opéras contemporains. La compositrice Petra Šuško a quant à elle appliqué les principes de composition de Jan Kapr à la musique qu’elle a spécialement écrite pour ce film, afin que le spectateur puisse mieux comprendre, en l’expérimentant, la transformation musicale du compositeur, qui le vit passer de la musique de propagande à l’usage des masses à des expérimentations et explorations sonores. La part de musique originale de Jan Kapr utilisée dans le film sera d’environ 50/% ; les 50 autres étant des morceaux d’opéra nouvellement composés.
Le langage moderne et actuel du « documentaire-opéra » permet de styliser, d’abréger, de traiter le sujet et les situations avec humour, distance, espièglerie et légèreté (en jouant avec les sonorités, les assonances, en ayant recours aux gestes, aux jeux de mots…). Grâce aux « chansons scénarisées » qui révèlent aussi ce que nous ne savons pas (les « trous » dans l’histoire et la mémoire), nous pouvons traiter et interpréter avec une certaine décence et de façon plus responsable certaines périodes critiques de la vie de Kapr (son travail au service du régime stalinien, sa collaboration avec la police secrète ou bien la dissimulation à sa nouvelle famille d’un fils handicapé).
Structure et scénario : une vie comme une composition musicale
Le scénario suit la progression d’un « livret documentaire » basé sur des archives et nous guide chronologiquement à travers la transformation personnelle de Kapr et les mutations de sa création (pour plus de détails se reporter au synopsis et au traitement). Une autre ligne narrative « en coulisses » nous dévoile, quant à elle, le processus des répétitions et les instructions que le librettiste donne aux chanteurs sur la vie de Kapr.
Le film est une composition au même titre qu’une pièce de musique. Nous recomposons l’histoire de la vie de Kapr, d’un point de vue extérieur (en tant qu’individu dans un système) et intérieur (sa vie personnelle) à partir de fragments de mémoire (films d’archives, extraits de sa voix, souvenirs de rares témoins) que nous combinons à des « images vivantes », reconstitutions chantées de quelques scènes essentielles de la vie de Kapr (pour ces scènes spécifiques se reporter au traitement).
L’approche visuelle
Le concept principal de l’approche visuelle du film se focalise sur les « objets de mémoire ». L’aspect visuel du film travaille sur des rapprochements et des connexions surprenantes entre les lieux vus dans les archives de Kapr et ces mêmes lieux filmés aujourd’hui. Nous utilisons un petit projecteur sur batterie pour projeter des images des films d’archives de Kapr dans les lieux mêmes où ils ont été initialement tournés, afin de les rendre présents et de leur redonner vie dans le monde actuel. L’aspect visuel est basée sur la nature même des matériaux d’archives filmés : à savoir des images qui offrent un caractère cinématographique très marqué ; nous jouons avec le grain de l’image, poussé parfois jusqu’à l’abstraction.
Lors des reconstitutions, nous travaillons avec des détails en macro des effets personnels de Kapr (son buste, sa veste, ses lettres, ses bandes magnétiques) et avec une « chorégraphie géométrique » spécialement conçue pour les chanteurs qui interprètent les personnages principaux de la vie de Kapr (et Kapr lui-même). Les chanteurs et les témoins sont filmés en utilisant des gros plans qui se focalisent sur des détails de leur corps (une bouche en train de parler, une oreille, une main en mouvement, un pied, la façon de jouer d’un instrument). Ces prises de vue en gros plan et en très gros plan sont combinées avec des plans d’ensemble. Le but est de créer un certain degré d’ « éclatement » visuel, de « morcellement » et de souligner ainsi la « composition » de l’écriture filmique qui crée un microcosme différent de l’univers de Kapr. Nous avons également filmé la pluie et la neige en extérieur (éléments qui expriment la nature rythmique du monde), car ces éléments jouent un rôle important dans les films amateurs de Kapr trouvé dans ses archives.
Les qualités cinématographiques de l’expérience de l’opéra contemporain
Nous avons mis au point un langage cinématographique sensuel, qui s’inspire des moyen de l’« Opéra contemporain », notamment à travers la mise en scène et un travail élaboré et raffiné sur la chorégraphie. Les scènes chantées sont tournées avec trois caméras équipées d’objectifs de haute résolution pour grand écran, y compris des objectifs spéciaux pour macro et très gros plans (pour filmer les notes de musiques, les partitions, les parties de corps des chanteurs). La chorégraphie géométrique des chanteurs et leur déplacement dans l’espace épuré et « fonctionnaliste » des répétitions contraste avec les films d’archives 8mm (qui eux offrent un travail sur la matérialité, sur le grain de l’image, les vides, les rayures et les blancs du matériau-pellicule). L’enregistrement sonore du choeur a été réalisé sur 16 pistes audio séparées et joue avec des effets d’espace. La projection de ce film en salle de cinéma est donc essentielle, non seulement pour que le film soit une expérience cinématographique capable de rendre les qualités sonores et spatiales du Choeur en train de chanter mais aussi pour offrir aux spectateurs une expérience visuelle partagée, similaire à celle d’une représentation d’un Opéra contemporain.
La vie comme une composition musicale
Dans mon travail de réalisation, je m’intéresse à la réflexivité –afin d’explorer la nature même de la mémoire, des média et de la narration. Nous avons reconstitué l’histoire de Jan Kapr, à partir des fragments de mémoire que nous avons trouvés. Mais en fait, Kapr a aussi « récréé » son histoire avec nous, car il est lui-même l’auteur des séquences filmées en 8mm, des lettres, de la musique, mais aussi de l’histoire de sa propre vie que nous suivons à travers les chansons d’opéra. De cette manière, Kapr a composé sa vie et il a co-écrit ce film documentaire.
Peut-on dire que Kapr fut le compositeur de sa propre existence ?
Quand la composition se termine-t-elle ?