Maurizio Cattelan : Be Right Back (Maura Axelrod, 2016) – The Art of the Steal (Don Argott, 2009) – La collection qui n’existait pas (Joachim Olender, 2014)
Moins d’une heure après la présentation du film consacré à Maurizio Cattelan en octobre dernier aux Beaux-Arts (ENSBA, Paris), il m’est apparu comme une évidence que l’une des plus grandes surprises de ce film est l’absence (son nom n’est pas mentionné) du plus célèbre des collectionneurs français, celui dont on dit qu’il est l’un des principaux artisans de l’ascension fulgurante du grand moqueur. Cet escamotage, dont la raison officielle importe peu, est significatif, s’agissant d’un homme qui a choisi de mener son activité de collectionneur comme une carrière avec retour sur investissement (à commencer par le symbolique) immédiat. Les mécènes et collectionneurs ont toujours largement contribué à faire l’histoire de l’art, mais ceux qui aujourd’hui veulent jouer un rôle de premier plan, n’ont plus la patience d’engager des paris et de laisser à l’histoire le temps de se faire.
Que Pinault qu’un hebdomadaire qu’il possède baptise le magnifique, ne soit pas dans le film d’un de ses artistes phares suggère que sa présence pourrait gêner, qu’elle pourrait par exemple nous amener à réfléchir sur la capacité de Cattelan à mener son jeu. Oublier le collectionneur, est-ce vouloir faire oublier qu’aussi talentueux qu’il fût, Cattelan ne maîtrise pas complètement la situation ou qu’il n’a pas été capable (lui, le metteur en scène de sa vie) de donner un rôle audit collectionneur dans ce qui est malgré tout son film. La raison de revenir sur un thème capital pour les films consacrés à l’art (comment faire intervenir ces collectionneurs si maladroits quand il s’agit de parler de ce qui les motive), m’a été fournie par la vision d’un film vieux de dix ans, « The Art of the Steal » qui s’offre à faire le récit de la façon dont les dernières volontés d’Albert Barnes, créateur d’une fondation unique au monde, ont été trahies une par une alors même qu’il s’était assuré les services du meilleur expert juridique pour en assurer le respect. Ce lieu secret qu’était la Fondation Barnes à Merion (USA) a non seulement disparu de façon on ne peut plus légale, mais la collection qu’elle abritait a migré (en 2012) dans un musée construit à cet effet, où l’on peut la visiter six jours par semaine avec ou sans audioguide, pour la plus grande gloire de Philadelphie et de ses philanthropes que ledit Barnes abhorrait.
Don Argott, réalisateur de « The Art of the Steal » n’est pas un spécialiste des sujets culturels et on pourrait aisément lui reprocher de verser, à travers les témoignages qu’il a rassemblés, dans une idéalisation de la Fondation Barnes et une vision quasi complotiste de sa captation par Philadelphie. Mais au delà d’un point de vue clairement engagé, le film retient l’attention parce que l’affaire dont il est question pourrait donner matière à un de ces films de tribunal, genre qui traverse les genres du cinéma hollywoodien, mais aussi parce qu’il nous amène à réfléchir sur les limites des politiques culturelles et du credo de l’art pour tous. Si Barnes a voué jusqu’à son dernier souffle une rancune tenace envers Philadelphie et le monde de l’art, historiens et critiques compris, c’est au nom d’un projet pédagogique et d’une grande idée : celle de la transformation de l’individu par la découverte et la fréquentation des chefs d’œuvre. Plutôt qu’un musée accessible à tous, sa Fondation était une école et un phalanstère, et n’était accessible aux simples visiteurs que deux jours par semaine et sur demande. C’était clairement un anti-musée.
Le fait d’avoir entraîné l’un des plus grands philosophes de son temps, John Dewey, dans une réflexion sur l’art (réflexion dont l’influence se fera sentir jusque dans la création des année soixante dix à travers le capital « Art as Experience » de 1934), le fait d’avoir confié la gestion de la fondation à la Lincoln University, première université noire des Etats-Unis, montrent que cet homme au caractère impossible avait l’ambition d’inventer une autre politique de la culture. En refusant de laisser l’art confisqué par les experts et les historiens de l’art, il s’est montré précurseur d’un décloisonnement des savoirs et en moquant régulièrement la visite au musée comme simple distraction, on se dit qu’il avait su entrevoir le pire, aujourd’hui devant nous.
Pour qui aime les signes, il n’est pas anodin que la Fondation Barnes se soit trouvée à cinq miles environ du Musée à Philadelphie où Duchamp a pu, grâce aux Arensberg, faire œuvre. Matisse d’une part, Duchamp de l’autre, soit la couleur comme pensée et action d’un côté, et le refus souligné en très gros de « l’art rétinien » ainsi que la mise en jeu des définitions de l’art, de l’autre. Ce sont autant de cloisonnements que l’on trouve encore aujourd’hui chez les conservateurs et/ou les collectionneurs, tout particulièrement en France, avec un camp Matisse contre un camp Duchamp, peinture contre concept, sensualité contre intellect.
En réunissant les œuvres acquises par ceux qui étaient, avec Katherine Dreier, ses collectionneurs attitrés, et en organisant leur mise en espace autour du Grand Verre, Duchamp, à l’aube des années 1950, choisit véritablement, tout en laissant un nom à la postérité, de confronter ses gestes et inventions au format du musée. C’est sa façon à lui de montrer que son refus d’embrasser une carrière d’artiste ne l’a pas empêché de réaliser quelque chose qui ressemble à une œuvre. Par un étrange retour de l’histoire, cette salle du musée fait aujourd’hui figure de sanctuaire qui attire les pèlerins, alors même que son concepteur a mis en jeu l’idée de l’œuvre unique – et autorisé deux copies du Grand Verre, aussi éclairantes sur l’œuvre dont l’expérience en terme esthétique ne se limite pas à l’objet physique (voir extrait de film consacré à Ulf Linde).
A voir « La Collection qui n’existait pas », on devine que Herman Daled, sujet du film, doit se sentir plus proche d’un Arensberg que d’un Barnes. Ce collectionneur modèle est de ceux sans lesquels les œuvres dites d’avant-garde ou conceptuelles ne sauraient exister. C’est l’achat de ces œuvres remettant en cause la valeur d’objet, imposant des certificats et des protocoles, par quelques uns qui leur a donné crédibilité. Dans ce film découpé en épisode, chacun correspondant plus ou moins à une rencontre, on comprend que Daled n’eut pas seulement un peu de moyens, mais également aussi du répondant. On devine une relation unique avec Broodthaers, au point de se demander s’ils n’ont pas élaboré ensemble la figure d’un collectionneur d’un nouveau genre, adapté à cet art jugé encore ésotérique.
L’invitation lancée à Christophe Chérix, conservateur au Moma, de se retrouver au Musée Wiertz de Bruxelles, et la conversation, hélas, un peu terne qui s’en suit, a quelque chose de touchant qui dépasse la situation elle-même. Cet atelier-musée, lieu de vie tourné en tombeau, on comprend qu’il pouvait fasciner Broodthaers comme exemple d’une alternative au musée académique mais aussi, sans doute, comme une forme d’ironie suprême: celle de l’auto-consécration. Au delà de la vente et du don de la plus belle part de sa collection (ne serait-ce que parce qu’elle touche au plus intime), il y a chez Daled l’idée de transmettre à l’institution américaine majeure, par le biais de son ambassadeur, quelque chose de l’esprit de Broodthaers/Igitur et c’est le film qui lui aura fourni l’occasion de manifester ce geste.
La rencontre avec Daniel Buren est elle un moment clé du film, d’autant plus qu’elle a été amenée par de longs extraits d’une interview de l’artiste seul. Au cours de celle-ci, il est demandé à Buren de trouver un titre pour le film et celui qu’il donne : « La Collection qui n’existait pas » est autant un hommage qu’il se rend à lui-même, puisqu’il démarque celui de sa non-rétrospective au Centre Pompidou, qu’un salut à Daled. En désignant celui-ci comme auteur d’une non-collection, il le reconnaît comme le collectionneur idéal pour un artiste (lui, Buren, aussi bien que Broodthaers ou Weiner) dont le travail consiste en partie à réfuter l’existence du musée. Ce collectionneur modèle ne campe pas nécessairement dans une opposition résolue au musée, mais il témoigne à travers sa vie qu’il existe une autre façon de vivre avec l’art et d’entretenir un commerce avec les œuvres. Lorsque Buren rappelle qu’il avait imposé durant un an à Herman Daled de n’acheter que des œuvres de lui, on comprend qu’il y a, derrière le plaisir pris à « frustrer » (sic) son collectionneur préféré et celui pris sans doute par celui-ci à jouer le jeu, une certaine demande de preuves d’amour. Enfin, lorsque le réalisateur réunit les deux hommes et que Buren pose la question de savoir pourquoi Daled a cessé autour des années quatre-vingts, de lui acheter des pièces, celui-ci lui fait à peu près la réponse qu’il ne voulait pas se sentir lié par des protocoles de présentation plus ou moins permanente. En même temps, il n’est pas interdit de penser que le courant matissien pris alors par Buren n’entrait peut-être plus dans la vision que le collectionneur se faisait de l’art.
Pour Barnes, rencontrer l’artiste et dialoguer avec lui étaient deux stimulants puissants à la réflexion et à la créativité. Tenter de transmettre quelque chose de cette stimulation à travers la présentation de sa collection et l’enseignement dans sa Fondation était un enjeu autrement plus important que d’offrir ce que l’on pourrait appeler une nourriture culturelle. Par son ambition, il a incarné un modèle unique de collectionneur qui mériterait bien une mise en perspective contemporaine. Comme un clin d’œil, la salle qui abrite la première version de « La Danse » de Barnes au Musée d’Art moderne de la ville de Paris (Matisse dût la refaire en raison d’une erreur dans les dimensions dont il était seul responsable) a aujourd’hui pour vis à vis un ensemble de tableaux de Buren, première période. Soit avant que celui-ci n’affirme l’importance pour lui du décoratif. Et ça ne fonctionne pas. On se dit qu’en matière d’accrochage, il ne serait pas inutile encore aujourd’hui de réfléchir à la leçon de l’insupportable Dr Barnes.