- Isabelle de Visscher-Lemaître
- 13 janvier 2020
With « Georg Baselitz. A focus on the 80’s » (4’2’’), Cyrus Hung (Hong Kong, 1996) has made something new out of old footage of the German master Georg Baselitz and his admirers yarning grandiloquently on about his place in art history. Hung set the words to music and rapped them himself; the result is a deft and gleeful skit on all the heavy heroism. Laura Cumming, The Guardian, 08.12.2019
Postant sur notre site le court film « Georg Baselitz. A focus on the 1980’s » fait de found footage assemblés par l’artiste Cyrus Hung, la question se pose avec plus d’acuité que jamais de l’originalité d’un documentaire, de son sens, de sa pertinence dans le flux d’images digitales qui nous parvient et leur traficotage, leur découpe et autre reconfiguration.
Que nous n’ayons pas affaire ici à du cinéma, c’est bien certain. Le cinéma est mort, aux dires de beaucoup. Hito Steyerl en fixe la date à 1993 lorsqu’une salle de cinéma a été détruite durant la guerre de Bosnie à Jajce, petite ville où avait été conclu la formation de la République Fédérale de Yougoslavie au sortir de la Seconde Guerre Mondiale. Le cinéma depuis longtemps est devenu le véhicule à tout ce qui se vend, à commencer par des TV, des i-pads, des écrans. Même l’après-cinéma que l’on trouve la plupart du temps sous forme numérique sert essentiellement ce package à diverses épaisseurs qui combine le divertissement, l’industriel à quoi s’ajoute le stratégico-militaire, selon le point de vue de Thomas Elsaesser. Le cinéma serait en phase comateuse. Et pourtant les images en mouvement prolifèrent.
Quelle place accorder à ce très court film que Cyrus Hung augmente d’une musique hip hop de paroles extraites de différents communiqués ou coupures de presse et le tout chanté par lui car l’artiste est aussi rappeur à ses heures ? Ceci sachant que ce « clip » fait partie de la 40aine d’œuvres d’art sélectionnées par Bloomberg New Contemporaries – qui soutient et expose chaque année depuis 2000 un choix de jeunes artistes (encore étudiants ou juste diplômés) à la Leeds Art Gallery puis à la South London Gallery *. Et cela au vu que SensoProjekt associe ce travail à sa propre sélection de films sur l’art, habituellement des moyens ou longs métrages que nous situons tant du côté du documentaire que de l’œuvre d’art ou de l’archive et du film d’auteur – ces quatre modes traversant le film sur l’art à des degrés divers.
On le sait, la mise en proximité d’un objet lui attribue une identité, voire une valeur. Ainsi exposé dans ce centre d’art qu’est la SLG *, ce court film de Cyrus Hung prend la qualité d’œuvre d’art en l’occurrence citatrice, post-moderne mais aussi critique (on y reviendra). Et associé au programme de SensoProjekt, il s’accorde le statut de film sur l’art, dans la ligne de ce qui est posté sur notre site, et ce, précisément parce qu’il apporte un point de vue critique. Cette double composante rehaussée d’un certain flou quant à la vertu publicitaire (ou pas) de ce film lui confère une indéniable ambiguïté qui ouvre le champ des interprétations qu’on aura de « l’œuvre ». Cette complexité, c’est ce qui stimule, ou a minima, permet au regardeur de se questionner, réfléchir, chercher et au final, être un sujet pensant ! Agissant de la sorte et usant de choix esthétiques déterminés pour fabriquer ce montage tout en images, paroles et son, l’auteur de cet objet filmique flirte consciemment et pas moins consciencieusement avec plusieurs types de « produits » (entre film, clip, vidéo art, doc, flash publicitaire et œuvre). De ces eaux troubles provient l’intrigue. Parce qu’il y a un léger doute, il y a possible émergence d’une création originale. C’est en tout cas comme ça que je vois la potentielle existence de l’art aujourd’hui (rien de tel quand l’œuvre d’art en est mais peut-être n’en n’est pas). La décision manifeste que prend Cyrus Hung d’associer au déroulement des images une parole récitée sur fond de rap, au rythme haché et souvent en rime, relève d’un choix esthétique libre qui est à la fois drôle et radical. Au suivi de la narration qui fait le portrait concis et flatteur à souhait, hautement caricatural mais aussi exact de Baselitz, et qui a pris une coloration « black music », la figure consacrée du parfait artiste du 20e siècle, blanc, masculin, « qui a réussi » et qui fait autorité, est moquée. L’on joue la plaisanterie. L’on pointe un fait réel incontestable (et affligeant) mais il est tourné en poème chanté ! Cette forme filmique dont on pourrait dire qu’il rallie le cabaret musical, retend ainsi les séquences successives faisant le portrait de l’artiste allemand – où se succèdent vues d’exposition (à la Galerie Thaddeus Ropac, Londres), vues d’atelier en Allemagne de l’Est (avec l’artiste en combinaison de travail), entretiens (avec Sydney Picasso), références à son exposition en duo avec Anselm Kiefer (au Pavillon allemand à Venise en 1988), allusion sarcastique à ses débuts en sculpture etc -, de sorte que c’est l’humour qui l’emporte et manifestement le mot d’esprit qui guide le jeune artiste. Car il engage une réplique fine et subtile à l’égard de ces aînés et il cadre un trait d’histoire que l’on qualifiera pour le moins d’inégal (eu égard aux artistes femmes), d’abusif (en rapport aux artistes de qualité sans renommée) et d’atterrant (dans les cotes que font ces artistes sur le marché). Même si rien de tout cela n’est exprimé aussi clairement, Cyrus Hung fait le constat, comme d’autres de sa génération, du machisme régnant dans l’art, du pouvoir monopolisé par ces artistes devenus des héros, des icônes voire des « marques ». Il observe le fétichisme qu’il est fait de leur production (toujours la même pour conforter un marché qui a besoin de stabilité) tandis que leur discours soi-disant intellectuel devient dépassé, désuet, archaïque ou encore, lénifiant à entendre ce lâché célèbre par Baselitz « Women Can’t Paint » (Der Spiegel, 2013). Tout cela, Hung le tourne en boutade, fort de cet humour anglais dont il aura acquis l’habileté au cours de ses dix années passées à Londres (dont cinq à la Slade School of Arts). Il érige le scénario en comédie. Il l’appliquera à deux autres artistes, Sean Scully et Anthony Gormley. Ces trois vidéos du même type formeront en quelque sorte un triptyque lui-même labellisé « Rhythms of Becoming ».
Pour conclure tout en délivrant les perspectives incertaines dans lesquels se projette le jeune artiste, je mentionnerai l’inconfort, l’incertitude et la méfiance qui l’habitent vis-à-vis de cette communauté artistique qui vit refermée sur elle-même. Il est bien certain que ces trois films ne sont pas compréhensibles dans leur second degré par un public non familier avec la scène de l’art contemporain. « Sortant de la Slade School of Art, c’est ce que je pouvais réaliser de mieux. J’avais vu ce film de Camille Henrot (« Grosse fatigue »), j’aime beaucoup le travail de Andrea Fraser et puis, je fais du rap ! De fait, les propositions d’artistes qui sont très antisystème deviennent vite des hits parade. Peu importe. Ce n’est pas ce qui me motive. J’ai plusieurs orientations dans mon travail. Mon objectif, pour peu que j’y arrive, c’est de faire un art accessible au plus grand nombre. Et d’aller vivre là où j’en ai le désir. » (tiré d’un entretien téléphonique le 21.12.2019 – IDVL)