- Webmaster SENSOPROJEKT
- 5 juin 2023
- Lieux Le 100ecs 100 rue de Charenton Paris 12e
- Réalisateurs Sima Khatami et Aldo Lee
- Pays de production France
- Caractéristiques Anglais, Couleur, Francais, sous-titré en Français
- Artistes Jérôme Bel
Etre Jérôme Bel, de Sima Khatami et Aldo Lee, La Huit, Centre Pompidou, ViaVosges, 79 min., franç., angl., VOSTF, France, 2019.
REGARD CRITIQUE de Alyssa Verbizh
En 2015, les réalisateurs Aldo Lee et Sima Khatami, passionnés par les expérimentations de chorégraphes tels que Boris Charmatz ou Jérôme Bel, forment le projet de réaliser ensemble un film documentaire sur les approches alternatives de la danse contemporaine. Familiers du travail de Jérôme Bel qu’ils côtoient notamment parce qu’Aldo Lee, l’un des réalisateurs du tandem, a participé à certaines performances du chorégraphe, ils décident finalement de lui consacrer un portrait exclusif.
L’actualité de Jérôme Bel est alors particulièrement foisonnante car le Festival d’Automne à Paris est sur le point de le mettre à l’honneur, en 2017, avec un ensemble de huit spectacles.
Dans un premier temps, Sima Khatami et Aldo Lee conçoivent ce film comme un documentaire assez classique et commencent à filmer ses répétitions et à le suivre pendant la préparation de plusieurs de ses spectacles : de Pitchet Klunchun and myself qui met en scène Jérôme Bel en compagnie du célèbre chorégraphe thaïlandais à 1000, performance avec des visiteurs au musée du Louvre, en passant par Gala et Tombe qui mêlent sur scène des professionnels et des amateurs de tous âges et de toutes origines sociales et culturelles. La première partie du documentaire montre ainsi Bel au travail, révélant par petites touches et sans jamais recourir à des entretiens en face à face, un créateur qui remet sans cesse en question les conventions et les codes de la danse, la représentation encore trop dominante d’un corps normé et valide. On le voit chercher, tâtonner, changer d’avis. Il se montre parfois un peu manipulateur mais il se laisse généreusement filmer par Sima Khatami et Aldo Lee qu’on aperçoit, à l’occasion, immobiles et attentifs avec leur caméra, dans le reflet des miroirs des salles de répétition.
Et puis soudain, le film change de registre lorsque le sujet du film lui-même – Jérôme Bel – demande à voir les rushes du film en cours.
Jérôme Bel est déçu. Il n’est pas satisfait de certains cadrages, il aimerait bien se servir de certaines images pour un film qu’il réaliserait lui-même… menaçant même de ne pas les laisser finir le film s’ils n’obtempèrent pas. Tout cela oscillant entre sérieux et, on le sent, une pointe d’humour. Le film bascule pour devenir une comédie documentaire grinçante et savoureuse qui met en scène la façon dont le film échappe aux réalisateurs à la faveur d’une véritable « tentative de braquage » de Jérôme Bel, semant le chaos dans une entreprise artistique – un film – qui ronronne un peu trop à son goût…
Le conflit autour du film devient une autre manière de montrer comment Jérôme Bel met en pratique certains fondamentaux de son travail. Ici « l’imprévu », « le ratage », « l’accident » se retournent, ironiquement, contre les réalisateurs.
Ce qui est finalement mis au jour, chemin faisant, par Sima Khatami et Aldo Lee, c’est tout le processus d’un film documentaire envisagé d’un point de vue d’auteur et non comme une représentation objective. On assiste en direct à l’élaboration du film en train de se faire, des premières prises de vues parfois assez brutes et sans doute cadrées « trop serré » à la phase de montage, où le film s’écrit une deuxième fois. Les réalisateurs, plongés dans une matière trop dense et titillés par le sujet même de leur film qui se rebiffe, se mettent eux-mêmes en scène, la mine désabusée, fumant cigarette sur cigarette, poursuivis par des discussions sans fin avec Jérôme Bel qui tente de s’approprier leurs images.
Jérôme Bel n’a sans doute pas le beau rôle dans ce film. C’est pourtant ce qui le rend intéressant. Echappant à l’hagiographie, on retient de ce film un portrait d’artiste complexe et ambigu, qui laisse au spectateur la possibilité de se former sa propre impression.
CONTOUR DU FILM
Anticonformiste, anti-performance, antisystème, le chorégraphe Jérôme Bel engagé dans un travail ouvert à tous les possibles et hors « normalisation », livre ici un portrait sans complaisance. Réinventant sans cesse les rapports entre la scène, la place des artistes et celle du public, on s’étonne d’abord de le voir se plier à l’exercice du portrait filmique avec plus ou moins de docilité. On le découvre à l’œuvre dans ses paradoxes et ses ambiguïtés. Franc, il se raconte. Sauf que voilà qu’à un moment, le sujet portraituré veut prendre la place du portraitiste. Qui conduit qui ? Qui fait le film ? Les réalisateurs ou le chorégraphe ? Histoire d’un « détournement », Être Jérôme Bel est aussi une comédie loufoque où le personnage séduit (dans cet entretien avec le jeune Thaïlandais) autant qu’il se rend détestable (quand il peste contre les rushes des réalisateu.trice.s). A l’affut du détail dans le comportement de l’autre, Bel ne laisse rien passer tant en perspicacité qu’en considération. Tant en moquerie qu’en générosité. Avec un sens aigu de l’observation de l’être humain qui se tient devant lui. Et avec un œil qui interroge sans cesse les places assignées – dont celles de Khatami et Aldo Lee, tout comme l’art du documentaire.
Etre Jérôme Bel a été programmé en première mondiale au Festival de Locarno (Suisse) dans la section « Fuori Concorso ». Il a ensuite tourné dans plusieurs festivals à Bucharest (Dance Festival 2020), à Hong Kong (Jumping Frames International Dance festival, 2021), à Bruxelles (BAFF 2021), à Singapour (Festival Cineda 2021), à Paris (JIFA, Le Louvre, 2021). Et il a reçu le Filaf d’or 2020 au FILAF de Perpignan.
Jérôme Bel
Fils d’un fonctionnaire de l’Unesco, Jérôme Bel est amené durant son enfance à voyager dans de nombreux pays. En 1984, il intègre le Centre Chorégraphique National d’Angers. Durant la décennie suivante, Jérôme Bel collabore avec Angelin Preljocaj ou encore Daniel Larrieu. Il oriente ensuite sa carrière vers la mise en scène et la chorégraphie. Durant deux ans, il est l’assistant de Philippe Decouflé pour les cérémonies des jeux olympiques d’Albertville. En 1994, Jérôme Bel présente son premier spectacle Nom donné qui pose les bases de sa création artistique et qui rencontre un véritable succès. Il a depuis travaillé sur des scènes prestigieuses comme l’Opéra de Paris, le Centre national de la danse et le Festival d’automne. Ses créations constituent de véritables innovations techniques et renouvellent sans cesse la perception de la danse contemporaine.
Née en Iran, Sima Khatami vit et travaille à Paris. Après avoir fait l’école des Beaux-Arts de Téhéran et suivi une formation d’art dramatique au Théâtre de la Ville de Téhéran, Sima Khatami s’installe à Paris où elle intègre l’École Nationale des Beaux-Arts de Paris dans l’atelier de Christian Boltanski. Cinéaste et artiste plasticienne, elle collabore régulièrement avec des chorégraphes tels Pierre Droulers, Yves-Noël Genod ou Boris Charmatz dans le cadre de performances et d’expositions, tout en réalisant des films récompensés dans des festivals (FID, Cinéma du Réel, KunstenFestivalDesArts, …).
Aldo Lee nait en Afrique du Sud et suit une formation à l’université du Witwatersrand – reçu au « Bachelor of Arts », avec mention en études cinématographiques.
Il débute en 1993 avec un court-métrage de fiction intitulée Sacrifice et reçoit le Prix du meilleur court-métrage au festival du cinéma Sud-Africain. En France, il réalise de nombreux documentaires et reçoit les prix de meilleur documentaire avec La double vie de Dona Ermelinda au festival Vues d’Afrique à Montréal. Et pour Fermiers Blancs, Terre Noire au festival of the Dhow Countries’ en Tanzanie.
En 2010, il passe quatre ans au Japon où il réalise le court métrage Fukushima mon amour sélectionné dans plusieurs festivals. En 2016 il y retourne et réalise Mimi, autre court-métrage remarqué. Aldo Lee a collaboré avec de nombreux chorégraphes tant pour la captation de leur spectacle que pour la création d’images pour leurs pièces.