Rencontre avec Corinna Belz, réalisatrice de films sur l’art – Le mardi 17 mai 2016 au Café Flag à Bastille.
Corinna Belz (All) a étudié la philosophie, l’histoire de l’art et des média à Cologne et à Berlin. Elle a réalisé de nombreux documentaires dont Life after Microsoft et Les vitraux de la Cathédrale de Cologne qui a mené, plus récemment, à la réalisation du long métrage Gerhard Richter Painting (2011), devenu documentaire de référence. Depuis lors, elle a reçu une commande d’ARTE pour réaliser une série portant sur différents artistes contemporains auxquels Kasper König, le commissaire d’exposition, ex-professeur à la Städelschule de Francfort, rend visite. C’est par ce biais qu’un contact privilégié s’établira entre la réalisatrice et SensoProjekt (cfr suite).
Isabelle de Visscher-Lemaître : Vous êtes à Paris pour la suite de votre collaboration avec le Musée d’art moderne dans le contexte de l’exposition de Paula Modersohn-Becker ?
Corinna Belz : Oui, je dois revoir Julia Garimorth, commissaire de cette exposition. J’ai reçu la commande de ce documentaire à propos de cette formidable femme peintre du début du 20e s. Il a pu être financé en majeure partie par ARTE mais également avec le soutien de la Fondation Paula Modersohn-Becker de Brême (All), et du Musée parisien. J’ai beaucoup aimé faire ce film. Je l’ai construit en 4 parties, suivant les 4 séjours parisiens de l’artiste, des moments capitaux dans son processus de création se situant entre 1900 et 1906. J’ai opté pour un format d’image très différent d’un cycle à l’autre, tantôt horizontal, tantôt vertical afin de casser la répétition ou la lassitude que pourraient susciter les images. J’ai cherché des vues de Paris spécifiques à l’époque. Au fond, dans ces années-là, il y avait très peu de voiture dans la rue, quasiment pas.
IDVL : J’ai remarqué que vos images du Paris du début du 20e siècle étaient très particulières et ne correspondaient pas à celles qu´on a l´habitude de voir. Ces détails donnent une belle qualité au film. L’on perçoit une précision dans vos choix et votre sensibilité.
CB : Je savais aussi que ce film serait projeté à la fin de l’exposition, et qu’il passerait en boucle sur grand écran. J´ai donc été particulièrement attentive au fait qu’il puisse être attrapé au vol à tout moment par le visiteur. C’est pour cela que je l’ai conçu avec un chapitrage précis. Cela permet au spectateur de repérer aisément où il a démarré sa vision du film, et de situer où il en est dans la chronologie du film. Je constate avec bonheur que beaucoup de monde reste au final pour toute la longueur du film, c’est-à-dire que les personnes suivent le déroulé des images et de l’histoire jusqu’à ce qu’elles reconnaissent une image déjà vue, soit celle par laquelle elles ont commencé leur visionnage du film. Cela m’a importé dans la construction du film qui n’en reste pas moins un film pour ARTE et qui peut aussi très bien s’apprécier en étant programmé à une certaine heure.
IDVL : Vous avez une autre collaboration avec ARTE. Il s’agit d’une série que vous avez mise en place avec la chaine de TV franco-allemande et dont SensoProjekt a présenté un extrait lors de ses RENCONTRES du film sur l’art : collections et collectionneurs au Centre Wallonie Bruxelles en avril 2016. Comment se passe ce travail ?
CB : Je voudrais encore dire ceci au sujet du documentaire à propos de Paula Modersohn-Becker : le film offre une information complémentaire à l’œuvre peinte, il détaille certains pans de la vie de l’artiste, il resitue le contexte pour les visiteurs, et il apporte même sa propre lumière sur l’œuvre. C’est du moins ce que m’a témoigné le Musée de Brême consacré à cette femme peintre. Ils estiment que mon film constitue un apport à leur connaissance. C’était un immense compliment. Et il est entré dans leurs archives.
Au sujet d’ARTE, ce n’est pas facile car la chaîne de TV a des prérogatives très strictes en terme de diffusion et de public. Mais au final, on s’est entendu sur l’idée d’une série avec la participation de Kasper König qui visite des ateliers d’artistes. Celui-ci avait pensé donner le titre suivant à l’émission : Kasper König’s address book ! Mais il n’a pas été retenu et c’est devenu Rendez-vous chez les artistes avec Kaspar König (Ateliergespräche – Mit Kasper König) ce qui est tout aussi bien. Nous avons commencé par la visite à l’atelier de Niele Toroni (l’extrait que vous avez présenté au CWB) et celle à l’atelier de Sophie Calle. Dans l’un et l’autre cas, l’atelier est également leur habitation – des lieux au format très différent pour chaque artiste. Kasper König était bien sûr très à l’aise avec Toroni qu’il connaît depuis longtemps. Il avait moins de relation avec Sophie Calle. Mais il s’est volontiers prêté au jeu, et l’apport par Sophie Calle du rapport à sa mère a permis de tisser un fil. Après avoir tourné les images à l’atelier, je joins un bref historique sur l’artiste, ses œuvres et ses expositions, puis je monte tout cela. Mais il faut surtout garder à l’esprit que je ne dispose que de 29 minutes pour deux artistes. C’est un temps très court. Et il faut être efficace !
IDVL : Vous avez obtenu des réflexions formidables de Kasper König à propos de Toroni se référant à la devise française « liberté, égalité, fraternité » quant à son œuvre, ou l’énonciation de mots très chargés sur sa pièce pérenne au Musée d’art moderne de la ville de Paris que vous revisitez avec lui et Françoise Billarant. Toroni lui-même se livre beaucoup sur sa philosophie de la vie, sur la gestion de son œuvre, notamment après sa mort et ce, avec humour ! L’on perce un peu du secret de ces artistes en entrant pour un court moment dans leur atelier, n’est-ce pas ?
CB : Le film sur l’art doit, selon moi, remplir deux fonctions : offrir une certaine critique de l’œuvre ou tout au moins une vue particulière sur cet art non académique, et permettre d’entrer dans l’atelier de l’artiste. C’est très important. C’est rarement possible pour la grande majorité des personnes, et même pour le collectionneur ou pour l’amateur éclairé. Cette percée que je fais avec ma caméra dans l’atelier me semble capitale au sujet de ce que le film sur l’art peut apporter.
IDVL : Quels sont les artistes que vous avez filmés pour ARTE dans ce contexte ?
CB : J’ai filmé Claes Oldenburg et Nicole Eisenman à New York. J’ai filmé Peter Fischli et Roman Signer à Zurich, et puis Monica Bonvicini et Ayse Erkmen à Berlin. Au fond, à ce stade, nous avons filmé un duo d’artistes dans chacune de ces grandes villes.
IDVL : Le très beau documentaire de long métrage que vous avez tourné avec et sur Gerhard Richter il y a 6 ans, a-t-il provoqué un tournant dans votre pratique filmique ?
CB : Absolument. Je travaillais à la télévision allemande quand en 2005, j’ai eu l’idée de faire un reportage sur la commande faite à Gerhard Richter de nouveaux vitraux pour la Cathédrale de Cologne. J’ai suivi son travail de très près à cette occasion. Puis j’ai évoqué avec lui l’idée de réaliser un film plus extensif sur son œuvre et sur son processus de création. Il n’a pas dit non. J’ai commencé à le filmer dans son atelier à partir de 2009. Le film a été terminé en 2011. J’ai eu accès à son atelier de nombreuses fois, j’y ai passé de longs et magnifiques moments. Gerhard Richter s’est donné à fond au projet. Car quand il a décidé quelque chose, il s’y consacre pleinement. Nous avons eu des échanges extraordinaires. Je l’ai suivi dans l’exécution de nombreux tableaux. Je n’en ai retenu que deux pour mon film. Car sa peinture évolue tellement dans son exécution. Elle change souvent de couleurs. On ne la reconnaît plus d’un état à l’autre. Il m’a donc paru difficile, lors du montage, de rendre compte d’une grande quantité d’œuvres à la fois. Il m’a semblé que le spectateur allait se perdre. Et que la vérité du tableau risquait d’en pâtir.
IDVL : Ce film a connu un énorme succès, n´est-ce pas ?
CB : Il a été projeté dans de nombreux festivals, dans des galeries, des musées ainsi qu´au cinéma. Il est resté neuf semaines au Filmforum à New York. Il a été distribué dans 65 villes aux USA. Il a été apprécié dès les premières projections, à la Galerie Marian Goodman notamment, par des spécialistes tels que Benjamin Buchloh ou Nicolas Serota, comme par un public de non-connaisseurs. Réaliser un documentaire sur l’art qui parle autant aux critiques spécialisés qu’à un vaste public, c’est un véritable challenge. Cette question ne m’a jamais lâchée. Mais on ne sait pas en tournant, montant, coupant etc ce qu’il en sera. C’est à sa sortie que l’on constate si l’on a atteint cet objectif – qui n’est pas le seul en jeu.
IDVL : À la suite de cela, comment a évolué votre activité ?
CB : Dans la foulée, j’ai encore réalisé ce court documentaire intitulé Ema dans l’escalier, pour la télévision allemande, et ce avec la participation de Benjamin Buchloh, au sujet de la peinture du même titre de Gerhard Richter, datant de 1966. Je suis actuellement entièrement consacrée à la réalisation de films sur l’art ou de films avec des artistes, à titre indépendant. Cette matière s’est beaucoup développée depuis une dizaine d’années. SensoProjekt a eu le flair en commençant sa jolie entreprise il y a 7 ans ! Je suis entre autres en train de réaliser un film avec Hans Peter Feldmann. Il n’était pas question pour lui de figurer devant la caméra en se racontant. Suite à nos nombreux échanges, il a proposé un autre mode de rencontre à son atelier : il écrit plusieurs situations courtes, nous en choisissons une, et il la joue devant moi. Nous avons exclu toute deuxième prise. C’est tourné sur le vif. Au final, ces saynètes devraient construire quelque chose qui reflète tout à fait bien son travail.
IDVL : Dans ce cas précis, le film sur l’art flirte avec le film d’art ? On pourrait même se demander qui va signer le film ?
CB : Je n’ai pas encore pensé à cette dernière question que vous évoquez. Mais nous allons sûrement trouver une bonne manière de libeller cela avec HPF. C’est vrai que le film sur l’art doit rester ouvert à ce genre de forme et de collaboration différente. Parfois il s’agit de s’associer avec l’artiste, mais sans jamais se confondre avec lui.
IDVL : C’est un peu ce que nous avons ressenti lors d’une de nos premières projections à la Maison des Ensembles à Paris en 2011, avec le film De larges détails, sur les traces de Francis Alÿs de Julien Devaux à propos de et avec Francis Alÿs.
CB : Cela m’intéresserait de voir ce film que je ne connais pas, pas plus que la série des 9 Evenings que j’ai vu figurer dans votre programme. SensoProjekt semble être très libre dans ce que l’association met à l’affiche. Ça, c’est formidable !